dimanche 6 juin 2010

DID YOU TAKE YOUR PILLS ?

« Et ne te semble-t-il pas que le monde propre de la couleur, la couleur comme médium, se présentait de préférence au moyen du multicolore ? ».
Walter Benjamin.


I. DID YOU TAKE YOUR PILLS ?

1. La recherche comme pratique et la pratique comme recherche.

Je voudrais développer une méthodologie qui tente de mettre en relation la pratique de l'art et la recherche sur l'art dans une même perspective de construction de sens, mais sans hiérarchies et sans formes institutionnalisées quant à la forme que peut prendre cette démarche. Ce que je cherche serait une négociation entre ces deux régimes cognitifs et je ne veux pas trancher pour ce qui serait une bonne méthode dans la construction du savoir. Je souhaite plutôt mettre en œuvre une articulation démocratique et égalitaire de ce qui relève de la pratique et de ce qui relève de sa théorie. Je pense, en effet, que c’est dans cette perspective que l’on pourra dégager l’art et son discours des apories contemporaines qui le submergent . Ce questionnement peut être, dans une certaine mesure, considéré alors comme un questionnement ontologique. Qu’est-ce que la pratique de l’art et qu’est ce que la théorie de l’art après le modernisme et le postmodernisme, qui sont aujourd’hui des moments historiques clos ? Comment articuler la discursivité qu’a installée la néo-avant-garde au cœur même de la pratique et de la production de l’art depuis les années soixante? Comment questionner aussi l’élargissement de la théorie de l’art et de la pratique curatoriale difficilement assimilable à du non-art dans le contemporain ? Dans quelle logique alors un artiste peut questionner ces réalités, s’il considère l’art comme une activité critique, et en ce sens ne peut pas être dans une expressivité et une émotion subjective toute puissante ? Ces questions ne vont sans doute pas trouver de réponses définitives dans ce texte et d’ailleurs existe-il même une seule réponse valable dans cette perspective ? Une pratique fondée sur la recherche, une recherche fondée sur la pratique, la pratique comme recherche, la recherche comme pratique veut-elle fixer une règle et une frontière ou est-elle engagée dans le partage et la reconfiguration non catégorisables et s’intéresse-t-elle plus au mouvement de cette reconfiguration qu’à l’établissement d’une loi ? Effectivement, cette volonté de recherche se veut d’abord comme un choix politique et une alternative à la marchandisation et à la réification qui l’accompagnent. L’artiste est souvent considéré et perçu comme un producteur d’objets servant à alimenter le marché des collectionneurs et des galeries et dans cette logique il est exclu de la construction du sens. Ce n’est pas ce qu’on lui demande, surtout si sa condition sociale n’est pas politiquement extrapolable dans les pensées radicales des luttes de genres et des luttes post-coloniales principalement. On désire qu’il crée et on veut y voir sa personnalité, son rapport artisanal et charnel avec sa production, on veut du défaut, de l’expression, du bricolage, comme pour résister, ironiquement et non sans ambiguïté, à l’industrialisation des pratiques marchandes de l’art. On veut aussi du médium : on veut que l’artiste soit un peintre ou un sculpteur, un photographe ou un vidéaste, un dessinateur ou un performeur. Une catégorie académique qui permet artificiellement d’étiqueter son œuvre et de la ranger dans une généalogie. Parallèlement, mais dans une logique opposée, si l’artiste construit du sens et se déclare engagé dans une volonté cognitive, on ne veut pas que son travail soit sensuel et fictif, subjectif et partial. On lui demande alors une neutralité esthétique spécifique et factuelle dans laquelle l’identité individuelle doit s’effacer.

Je refuse cette dichotomie qui agit pour la conservation d’un pouvoir et d’une hiérarchie et je souhaite, par cette volonté de penser l’artiste comme chercheur, rompre avec le système dominant et m’avancer dans une logique floue. Ce texte se veut alors comme l’exposition d’un programme et non la réponse à une problématique précise. C’est un texte expérimental en construction, qui cherche sa méthodologie et sa forme et qui ne trouvera sa résolution performative que dans un prolongement ultérieur. L’écriture d’une thèse qui aura cerné précisément les enjeux et les outils pertinents à la construction du savoir que je problématise ici. Ce qui est actuellement assez précis est que ce travail s’articulera selon un double mouvement. A la fois la production d’une exposition, la création de pièces artistiques, la recherche de leur dispositif de monstration, l’interrogation sur les archives qui nourrissent le travail et le travail de mise en forme artistique de ces matériaux hétérogènes, leur articulation. La production d’un savoir spécifique à l’art et à l’artiste, dans une forme spécifique. En équilibre avec cette pratique de l’art, une recherche intellectuelle et théorique qui questionne l’histoire qui coule dans les œuvres, les textes, les œuvres d’art, les discours. Un travail d’écriture et la construction d’un dicible autre, une sorte de parcours dans l’archéologie du sujet questionné qui inscrit les archives et les sources dans un parallélisme avec la pratique des formes. Ce que je souhaite est que l’exposition ne soit pas une illustration du texte ou que le texte soit une explication de l’exposition. Je souhaiterais trouver un équilibre dans lequel textes et images ont leur autonomie et produisent une sensation et une réflexion spécifiques qui s’enrichissent mutuellement. Un système de renvois multiples où le visible enrichit le dicible et le dicible enrichit le visible dans une égalité quant à leurs hiérarchies car tous deux sont engagés dans la production d’un savoir où l’expérience sensible et la connaissance abstraite se rejoignent et s’articulent.

Did you take your pills ?

Cette question en langue anglaise trace d’abord une sphère culturelle précise et régit déjà des identités spécifiques et individuelles qui définissent un rapport précis au monde. Le monde anglo-saxon occidental et sa culture normative globalisée dans laquelle le sujet contemporain vit. Le verbe est conjugué au passé, mais la question est posée dans le présent de l’énonciation. Il sera donc question de revenir sur quelque chose qui a déjà eu lieu mais qui se poursuit encore dans le contemporain. Le pronom sujet s’adresse, de façon indifférenciée, à l’unique et au multiple, aussi bien qu’au familier et à l’inconnu. La personne à qui la question est adressée n’est pas identifiable, elle est un neutre contenant des possibilités d’identités multiples, aussi bien le masculin que le féminin, le singulier et le pluriel. You n’a pas de genre. Le verbe attaché à ce sujet neutre est lui aussi vague et implique en premier lieu une action simple : take. Prendre c’est d’abord considérer qu’il y a une chose extérieure à soi puis se l’approprier, s’en faire le propriétaire, que ce soit dans le symbolique, dans l’imaginaire ou dans le réel. Mais on ne se pose pas la question de la légitimité de cette prise car elle n’a pas de sens dans la logique qui est celle du sujet de l’énonciation. S’il existe la possibilité de poser la question, c’est qu’implicitement on s’est entendu sur les termes de la question. Le contrat du monde de l’art en règle la capacité . Arrive alors un possessif qui spécialise et centre notre question, laquelle resterait sinon une proposition abstraite, idéale et téléologique. Your, une prescription spécifique et adressée à un public, un regardeur ou un lecteur, une conscience de la projection réciproque et du lien qui les noue. Pronoms possessifs renvoyant aux pills pluriels. Abstraction de la substance artificielle qui altère la nature, ici le corps physique et métaphysique du sujet, et l’oriente dans une coloration. Inscription de la prise qui oriente ce texte et lui permet de circuler.

2. Parapluies conceptuels et clefs bibliographiques.

On a vécu une transformation radicale de l'expérience de la situation historique, en passant d'un sentiment général de perte de l'historicité à une présence excessive du sens de l'histoire, trop d'histoire ou trop de différentes histoires. L'horizon de notre expérience historique actuelle se définit par une influence ambiguë et une présence latente d'histoires irrésolues et de fantômes de la modernité, et si l’on veut penser le processus de significations d’une chose dans le contemporain, on doit montrer ses moments irrésolus de présence latente tels qu’ ils sont. Cela signifie d'abord de ne pas suggérer leur résolution au moment de leur exposition et de choisir des objets, des images ou des textes qui permettent d’évoquer ces histoires non closes, dans un mode qui leur demande d'apparaître justement comme toujours ouvertes et de révéler la nature de leur présence ambiguë. Pour cela, la première chose est de trouver une manière pertinente de circuler, c'est-à-dire être engagé dans une pratique.

Il s’agit alors de trouver une manière d'approcher et de faire quelque chose avec ces parapluies qui rende justice à la complexité de leur présence et de leur relation avec nous. Apprendre à ouvrir et à fermer ces parapluies. Mais pourquoi des parapluies, cela voudrait-il dire qu’il pleut et qu’il faut réussir à marcher sans se mouiller ?

« Imbris uti guttae »
« Il pleut »
« Que ce livre soit d’abord un livre sur la simple pluie »

En 1982, après une crise de mélancolie aiguë qu’il l’emmènera jusqu’aux limites de la raison, de la loi et de l’éthique, Louis Althusser, le traducteur de Marx, rédige Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre. Un texte au bord du philosophique qu’il fait suivre quatre années plus tard de son Portrait du philosophe matérialiste, travail qui se situe entre conte philosophique, synopsis de western et fiction poétique. Une écriture délivrée des attributs du savoir, qui agit de l’intérieur et de l’extérieur, c’est-à-dire sur le plan théorique de la pensée mais aussi sur le plan pratique de l’écriture, au surgissement d’une pensée libre, une pensée de la rencontre entre les genres, d’une négociation entre les régimes. Il relit l’atomisme antique de Démocrite, Epicure et Lucrèce pour y trouver une philosophie anti-transcendantale, qui rejette la notion d’origine, de sens et de vérité au profit d’un concept plus dynamique de l’aléatoire et de la contingence. Les atomes, comme de la pluie, tombent, parallèlement, dans le vide sans fond de l’univers. Une déviation infinitésimale les dévie de leur trajectoire linéaire et leur permet de se rencontrer. Elle provoque la création d’un monde. On peut dire qu’on trouve là une alternative à la pensée postmoderne du trauma originel mais aussi à l’idée moderne du salut à venir. Le matérialisme de la rencontre d’Althusser est une pensée du lieu et de la prise, de la rencontre durable qui devient la réalité mais qui se forme sur le rien et donne une bonne idée de l’ambiguïté spatio-temporelle du contemporain. Si toute l’Histoire et la Culture, dans sa diversité contemporaine mais aussi historique, c’est-à-dire les formes de la vie et les formes de l’art qui existent et qui ont existé, sont des rencontres aléatoires qui ont duré car elles ont réussi à prendre sur le lieu spatio-temporel de leur rencontre, alors la terminologie des « post » n’a plus court et on se retrouve dans un espace d’égalité. Une démocratie des formes qui partage sans cesse le visible, le dicible et le pensable sur la surface non hiérarchique du lieu de son inscription.

Il pleut.

Je suis sous cette pluie. J’ai besoin de parapluies. La situation artistique contemporaine vit sous la mousson visuelle et textuelle du monde globalisé. Une « pluie culturelle » sous laquelle les artistes ne peuvent que provoquer les rencontres avec celles déjà existantes pour tenter de créer un dissensus, une sensation double, entre la spécificité de l’activité de l’art et son dialogue avec le non-art, entre le langage autonome et la prose du monde. Alors, il faut aller sous cette pluie, la voir et la sentir, puis ouvrir son parapluie et créer de nouvelles rencontres tout en y restant extérieur.

Le parapluie, littéralement contre la pluie, mais non pas dans le sens d’une négation de la pluie, mais plutôt dans celui d’une acceptation de celle-ci et de son caractère illimité. Contre la pluie, car elle est déjà toujours là et que l’on doit bien réussir à circuler, le parapluie conceptuel permet d’être sous la pluie culturelle. Il est à la fois le facteur déclencheur de la rencontre aléatoire mais aussi celui qui crée un lieu pour le corps, un lieu propre dans lequel le corps puisse vivre. Le parapluie est à la fois l’outil de la rencontre — fortuite, car on ne sait pas à l’avance quelles gouttes vont venir rebondir et couler sur la toile, mais en même temps programmée car on ouvre consciemment le parapluie en sachant que celui-ci va provoquer la rencontre. Mais il est aussi celui qui permet de créer un espace de protection contre cette rencontre, par le vide infini qu’il impose et qui place son utilisateur dans un espace du rien. Le parapluie est donc ambigu. Il ne choisit pas ce qui tombe, le parapluie ne fait pas la pluie, il vient toujours après, tout en créant un espace individuel de circulation pour celui qui veut bien le pratiquer. Il est la surface vide qui permet les rencontres. Il est la tension entre le pur et l’appliqué, entre le lieu idéal de l’autonomie de l’art que l’artiste pense dans sa subjectivité et l’espace saturé de signes et d’histoires qui se cognent et se rencontrent, s’amassent et se cristallisent, forment la réalité avec laquelle il doit négocier. Lieu vide d’où l’on regarde les anciennes rencontres, lieu de création de nouvelles rencontres par l’articulation des anciennes rencontres et des rencontres provoquées et enfin lieu de projection des rencontres à venir par la perspective des nouvelles rencontres créées.

Donc au commencement était la pluie. Certaines de ses gouttes se sont rencontrées, des mondes ont été créés. Ils sont tous l’expression d’une distribution hasardeuse, un rien à partir duquel les corps et les actes se sont organisés. Et cette pluie qui fut, en restant toujours elle-même, devint cette pluie qui est. Et c’est là que sa complexité et sa permanence deviennent intéressantes. La pluie est infinie et identique dans le temps et l’espace, et c’est la même pluie qui fut, qui est et qui sera. Ce sont seulement les rencontres et les prises qui diffèrent. Les spécificités respectives des gouttes individuelles qui se lient et que leur mouvement fait advenir sur la surface du réel. Le partage et la distribution des corps et des actes dans les infinies diversités qu’ils induisent et qu’ils exposent et qu’il s’agit continuellement de traduire dans le présent du lieu de l’énonciation.

Cette tache de traduction des rencontres et de leurs mises en mouvement, cet « entre » dans lequel il importe que l’artiste se place pour distribuer de nouvelles cartes, lancer à nouveaux les dés, implique en première instance qu’il y ait un objet au préalable à traduire, quelque chose que l’on puisse transporter, un matériau, une forme spécifique qui existent et qui constituent un savoir. Mais ce savoir, ce parapluie conceptuel, comme je viens de le nommer, une fois constitué, est souvent jalousement gardé par ceux qui s’en sont autos déclarés les gardiens. Ils l’ont verrouillé à double tour, portant sur eux la clef qui les en rend propriétaire pour l’exhiber fièrement aux non-spécialistes à qui ce savoir serait interdit. Ils imposent une hiérarchie symbolique, un partage entre les corps qui peuvent porter la clef et s’en servir et ceux à qui elle est interdite. La capacité à porter la clef induit alors les actes qui sont autorisés par les corps, distribuant l’activité entre ceux qui ont le pouvoir et l’autre, la masse informe, qu’il faut éduquer avec ce que la clef permet de protéger. Mon travail consiste donc à arracher les clefs des corps qui s’en disent propriétaires pour les mettre en libre circulation (sans pour autant effacer le corps qui les détenait). Il faut ensuite archiver ces clefs et savoir précisément quels parapluies elles permettaient de conserver. Enfin, en organisant le lieu qui puisse les faire fonctionner, les donner au public en en exposant les multiplicités.

Se faire rencontrer les parapluies et les clefs sur un plan d’égalité ne signifient pas alors gommer leur différence et leur spécificité dans un relativisme logique. Tout ne peut pas rencontrer tout, et tout n’est pas dans tout. Il faut que cela soit possible et que les choses soient liées par une certaine affinité. Il s’agirait alors plutôt d’être attentif à ces affinités et de penser le, il y a, avec le, il n’y a pas, et le, il y aurait pu avoir, avec le, il y a toujours eu. Concevoir la duplicité et la capacité structurante des opposés tout en niant leur exclusion, s’inscrire dans un régime non représentatif, dans un discours non catégorisable, croire et à la mondialisation et à la diversité culturelle et à leur possible interaction, se tenir là, toujours, et y être indiscernable. Circuler, glisser, absorber, cracher, être ça et ça et ça, n’être rien. Nier l’origine, la vérité, la fin, la raison et l’ordre pour le libre jeu des réversibilités et des rencontres. Se tenir dans la tension entre une pratique et un discours, négocier entre l’ordre pragmatique des pratiques individuelles — toujours circonscrites à un temps et à un lieu spécifique, subjectives et sensibles — et l’ordre plus normatif du discours intellectuel et des systèmes qu’il construit et qui définit la connaissance abstraite, que l’on édifie comme théorie, véridique et authentique, universelle, transculturelle et anhistorique du monde.

3. La couleur et le langage

Je considère la couleur comme le matériau du visible et le travail de l’artiste comme travail sur le matériau du visible. Mais ce voir qu’est la couleur, pour ne pas devenir seulement l’expression d’une subjectivité toute puissante de l’imagination, doit trouver un équilibre avec le dire de cette visibilité, négocier avec lui, pour tenter une certaine connaissance du réel et de sa pensée, qui joue précisément du voir et du dire. La pensée de la couleur, pour reprendre les mots de David Batchelor , « n’est pas une discipline académique », elle est « polyphonique et fragmentaire » et se retrouve dans des champs disciplinaires aussi différents que l’art, la philosophie, l’anthropologie, la science, la psychologie, le cinéma, le design, l’architecture, la musique et la littérature sans que l’une d’elles puissent définir un « rapport privilégié et légitime avec le sujet ». Mon texte ne se voudra pas alors une exégèse de la pensée de la couleur en général. Il visera plutôt à penser le constat qui fonde ma pratique et mon expérience : le mutisme et le silence dont de nombreux critiques et universitaires ont tendance à entourer la couleur, en la renvoyant à une critique du formalisme et de l’abstraction, l’évacuant ainsi du contemporain. La couleur de surface, pleine et plate, ce que l’on appelle le multicolore, n’est plus objet de dicible dans le monde de l’art, ou simplement pour le nommer de pop ou de cool , sans autre forme d’explication. Elle est devenue un visible muet et du coup son pensable ne s’articule plus alors qu’elle semble avoir été performative pour trois artistes acteurs du renouveau de l’art à partir des années soixante. Warhol, Judd et Lewitt, respectivement figure tutélaire du Pop Art, du Minimal Art et du Conceptual Art, les trois mouvements sans lesquels l’art contemporain est illisible, avaient une pratique exigeante de cette couleur. Elle semble même avoir été hautement performative pour leur redéfinition des frontières de l’art.
Un exemple récent qui exemplifie ce constat et qui motive ma volonté de production de sens de cette couleur est, Meaning Liam Gillick. Ce catalogue, issu d’une rétrospective de milieu de carrière qui s’est tenue en 2009 à la Kunsthalle de Zürich, au Kunstverein de Münich, au Museum of Contemporary Art de Chicago et au Witte de With Center for Contemporary Art de Rotterdam, a pris la forme d’une édition critique de son travail. Théoriciens, critiques, historiens, curateurs et artistes parlent des divers aspects du travail de Gillick et en 180 pages de texte, la seule ligne sur la couleur est celle de Marcus Verhagen, qui se contente de dire que l’artiste utilise du plexiglas coloré nous rappelant « l’architecture moderniste et la sculpture minimaliste, le design et le packaging contemporain» . Le visible, qui semble pourtant important pour l’artiste — car bien qu’engagé dans une perspective conceptuelle et discursive de l’art, il propose des installations hautement formelles et multicolores — est non pensé. Quelle logique anime ce choix de discourir sur le discours uniquement et de ne pas chercher à dire quelque chose du visible qui est ce que l’artiste donne pourtant à interpréter ? La couleur pour Gillick ne dit-elle pas quelque chose de sa pensée de l’art et ne s’inscrit-elle pas dans une histoire et la conscience de cet héritage de la néo-avant-garde comme une seule identité multiple qu’il ne sert à rien de vouloir cloisonner ? La production d’un savoir spécifique sur ce domaine ne peut-elle alors pas nous permettre de cerner quelque chose de cet art contemporain que l’on décrit souvent comme confus quand il a été l’outil de la transformation de la notion d’art lui-même ?

Ma recherche sera alors une recherche de ce qui peut être dit sur cette couleur, à partir de la peinture, de l’idée de la peinture comme idée de l’art, mais sans le matériau et le format de celle-ci, seulement dans son référentiel. Une étude de ses limites, de ses bords, de ses voisinages, de ses transformations continues et de sa surface sans frontière. Une sorte d’approche topologique pour la construction d’un dicible dans la sphère du visible qu’est la couleur, pour en envisager son pensable. Revenir sur les archives de ce partage et les acteurs de cette redéfinition, être engagé dans une relecture et une traduction qui permettent de saisir et de construire un savoir.


II. PHEDRE OU LA LECON D’ESTHETIQUE

1. Pharmaka

Le Bailly compte trente-neuf entrées à partir de la racine grecque φαρμακα : avoir l’esprit troublé, avoir besoin de remèdes, emploi de médicaments, purgatif, remède, empoisonnement. Nymphe d’une fontaine, substance pour la teinture. Celui qui prépare ou administre des médicaments, celui qui compose des préparations magiques, empoisonneur, magicien, sorcier. L’art de préparer des médicaments, purger, se purger, donner du poison, faire mourir par le poison. Corrompre, administrer un breuvage magique, faire une opération de magie. Préparer à l’aide d’une drogue ou d’une substance quelconque. Prendre un remède, livre de pharmacie. Toute substance au moyen de laquelle on altère la nature d’un corps, toute drogue, salutaire ou malfaisante, drogue médicinale, onguent, remède préparé, breuvage. Appliquer un remède, faire une onction, boire une potion. Bon remède, remède utile, contre tous les maux, contre l’amour, contre la peur, contre la faim. Préservatif, moyen d’assurer ou de consolider, moyen d’assurer le salut. Poison meurtrier, dévorant, funeste, mortel. Drogue pour teindre, teinture, fard, fabrique des couleurs pour la teinture. Vendre des drogues, vendre des couleurs. Celui qui sert de bouc émissaire, immolé en expiation. Purification des fautes d’autrui notamment des fautes d’une ville, scélérat, misérable, celui qui boit les drogues, le garçon de laboratoire, l’esclave. Plante vénéneuse, plantes médicinales, de la nature d’une drogue. Atelier pour la teinture. Médication, travailler à l’aide d’une drogue, troubler la raison. Teindre, farder.

La pharmaka est donc d’abord relative à l’action d’altérer un corps, son être, sa nature, sa croissance organique, son développement, son âme. La sémiotique de la pharmaka est une sémiotique de la vie, de l’articulation vivant/mort, de sa médiation. La pharmaka est tout ce qui se rajoute à l’être en son essence et donc qui l’arrache à sa nature, elle est ce qui agit contre une métaphysique ontologique. La pharmaka est une substance contaminatrice, une réalité double, une confusion. Une indiscernabilité qui permet d’interroger justement la dualité, à la fois l’autre et le même, mais aussi le même et le même ou l’autre et l’autre, toutes ces dualités structurantes du savoir, cette incapacité même à définir une chose sans son double. L’ambiguïté de sa pensée que Platon réfrénait, sa difficulté de donner une réponse, ne rien fixer, être à la fois dans le mythe et dans la réalité, dans la fiction de la pratique et la tentative de vérité de la théorie. Ne rien décider, juste se tenir entre, « les blancs assument l’importance » dirait Mallarmé.

Pharmaka, c’est ce terme que décide d’utiliser Platon pour définir l’écriture et la peinture, c’est-à-dire, quelque chose d’indiscernable qui est tout à la fois le poison et le remède de l’activité de construction de savoir. Il indique que le langage et l’art ne sont pas des réalités naturelles mais des constructions humaines et qui de ce point de vue sont plastiques . Elles peuvent travailler pour l’émancipation où le maintien de l’ordre, elles sont malléables, configurables pour la clarté, l’analyse, la communication et tout à la fois la fantaisie, l’irrationalité et l’absurde, jusqu’à l’explosion. Le concept de pharmaka serait le pont, ce qui permet d’aller d’un côté à l’autre, en toute liberté, et le seuil, le lieu de la redistribution et du partage.

Platon écrit Phèdre au moment de la création de l’Académie et l’histoire nous indique, depuis Diogène Laërce, qu’il serait son premier livre. Nietzsche nous confirme cette proposition, mais précise que c’est le premier livre de la maturité. Celui effectivement qu’il écrit à la fondation de son école, et qui réunit ces influences : l’archéologie de son apprentissage et, à ce titre, effectivement son premier livre. C’est un texte programme, un manifeste qui lui permet de se positionner dans l’espace intellectuel antique et de fonder sa philosophie. Si Nietzsche décrit Platon comme un activiste politique et le Phèdre comme un programme, Foucault décrit Nietzsche comme le premier a avoir rapproché la philosophie de la question d’une réflexion radicale sur le langage et à avoir instauré l’épistémè moderne comme « la distance jamais comblée entre la question de Nietzsche : qui parle ? et la réponse que lui fit Mallarmé : le mot lui-même, son être énigmatique et précaire » . Nietzsche, en effet, renverse le primat de l’être platonicien et fonde une métaphysique de l’étant où il n’y a plus ni idéalité ni vérité transcendantale mais seulement des sujets pensants et poétisant maintenant . Ce modèle deviendra l’horizon de la pensée philosophique à partir des années soixante. Elle réactivera le mythe du scriptural et du pictural pour fonder « la philosophie artiste » post-structuraliste à partir de la question nietzschéenne du lieu du discours et de l’exigence critique qu’elle contient.

« Rien n’aura eu lieu que le lieu »
« Le monde est tout ce qui a lieu »

La French Theory brouille les règles, investit des champs multidisciplinaires, et pense la philosophie comme une activité trans-genres. Elle n’a plus du sujet, elle circule entre l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, la linguistique, la science, l’histoire, la littérature, l’art. Elle pense la pratique et la subjectivisation de la recherche. Elle aime se placer dans « l’entre » et être indiscernable, mouvante et fluide. Aujourd’hui encore, on ne peut faire advenir, dans le champ du savoir artistique, une pensée critique, sans puiser aux sources de Derrida, Deleuze et Foucault. Et même si on ne lit pas ces philosophies particulières, le monde de l’art est tellement imprégné de ces pensées qu’on les absorbe inconsciemment à la manière de molécules. La critique d’art — d’October à Artforum pour les Etats-Unis, en passant par Textzurkunst ou Frieze pour l’Europe, pour ne citer que les revues les plus influentes de l’art depuis les années soixante — est nourrie des pensées post-structuralistes et est devenue le vaste champ de la « théorie » de l’art qui, depuis les années 80, supplante l’histoire et la philosophie de l’art. La méthodologie de l’archive foucaldienne, la déconstruction derridienne, les plis, les connexions et les rhizomes deleuziens fixent le ton des relectures de la modernité dans l’art contemporain.

Mais notre propos n’est pas ici de dégager cette généalogie philosophique, il serait plutôt de relire ce Phèdre, qui, je crois, est une bonne porte d’entrée dans la pensée esthétique qui nous préoccupe ici. Il nous permettra de voir ce que Platon condamne et qui fixe les légitimations occidentales à la fois pour l’image de l’écriture mais aussi et surtout, ce qui nous intéresse particulièrement ici, le rapport à la peinture envisagé comme rapport à la couleur dans son lien avec le réel et la nature.

Dans sa lecture du Phèdre , Derrida s’empare d’un mot, un unique mot, pharmakon, et analyse l’ambiguïté de cette notion pour marquer l’ambiguïté de la philosophie platonicienne et sa capacité à être alors réactivé. Il souhaite en renverser la logique pour tenter de déconstruire le logos patriarcal occidental et ses liens avec la métaphysique judéo-chrétienne. Son analyse est une critique de la race, de l’histoire, du progrès et du capital. C’est un programme contre l’essentialisme et pour une suppression de tous les derniers vestiges de la métaphysique ontologique. Il veut en faire admirer le côté occulté, il parle de dévoilement, déchiffrement, métaphore de l’istos, décentrement, dissémination, différence, supplément, métonymie, déconstruction comme pour montrer que la rencontre et la prise platonicienne de l’écriture et de la peinture, de la lettre et de la couleur, du langage et de l'art, du texte et de l'image n’est plus à évacuer mais à intégrer dans leur contradiction interne. Tentons de voir, au-delà de cette lecture derridienne, l’enjeu de ce texte dans une perspective de théorie de l’art et particulièrement de recherche sur la pensée contemporaine de la couleur. La pharmaka est aussi l’action de teindre, de farder, de vendre des couleurs.

2. Phèdre (ou de la beauté, genre moral).

Le mythe de l’invention de l’écriture que présente Socrate à la fin du Phèdre est structuré sur une double opposition. Il lie tout d’abord l’écriture au mutisme de la peinture, mais dans un même temps, il caractérise ce mutisme de bavard par sa capacité à se disperser dans le bruit du monde. C’est cette double caractéristique, fondée sur la rencontre analogique des éléments du scriptural et du pictural, et que la métaphysique platonicienne condamne, qui fonde la pensée occidentale, structure les systèmes hiérarchiques du savoir et régit les régimes de légitimations .

Socrate, attiré par des écrits de Lysias que Phèdre cache sous son manteau, sort exceptionnellement hors des murs d’Athènes. « Quittons le chemin et suivons l’Illisos », le dialogue se tiendra sous un platane au bord de la rivière, dans la nature. Se plaçant dès le départ dans la posture du second, du passeur, du traducteur, « sans doute n’ai-je rien inventé de personnel – cela, je le sais (…) je me suis empli à des sources étrangères, à la façon d’une cruche» , la parole de Platon surgit et se dédouble dans la voix de Socrate. Il installe alors tout ce dialogue dans le geste impossible qu’il tente de tracer : faire vivre, par des lettres mortes, la parole vivante du maître mort, et lui redonner ainsi une nouvelle vie. Le texte se structure sur cette impossibilité lucide, cette ambiguïté fondamentale qui fait de toute la parole proférée dans l’écriture, un dédoublement qui participe à la négation de ce qui est énoncé. Mais Platon précise, « ne va pas me réduire à répéter tes paroles », la secondarité de l’écriture platonicienne n’est pas une copie et ne se comprend pas dans une logique de l’original. L’écrivain est engagé dans une entreprise complexe consistant à traduire, par des signes morts, une parole vivante qui a été proférée pour lui donner une capacité à la dispersion. La pensée théorique socratique de l’essence, de la vérité et de l’être se tient alors dans la tension avec la pratique scripturale platonicienne inauthentique et anti-transcendantale. Tous les essentialismes sont contrebalancés par la réalité de l’acte qui s’inscrit dans le présent de l’écriture. Platon ne peut que faire des images pour tenter de donner une idée de l’abstraction de la pensée socratique. « En donner une image n’excède pas les capacités humaines, et demande moins de temps » écrit-il, avant l’apparition du mythe de l’attelage ailé qui précède celui de l’écriture et suit celui des cigales ¬— trois mythes essentialistes et métaphysiques, qui définissent un dedans et un dehors, une âme et un corps, une authenticité et une inauthenticité. Platon ne cesse alors de vouloir tracer cette ligne de partage entre une pratique fictionnelle et artistique et une recherche fondamentale abstraite. Entre le visible et l’invisible, « l’essence qui n’a point de couleur ni de forme » et l’homme « paré de couleur et de parures ».

C’est dans cette logique ambivalente qu’arrive le, « ce qu’il y a de terrible en effet, je pense, dans l’écriture, c’est aussi, Phèdre, qu’elle ait véritablement tant de ressemblance avec la peinture », ce jugement sans appel par lequel Socrate conclut le mythe occidental de l’invention de l’écriture. Cette rencontre primitive de l’écriture et de la peinture qui fixe le questionnement textes/images ou langage/art dans la pratique et la recherche artistique depuis l’Antiquité et les systèmes de valeurs auxquels ils renvoient. L’écriture et la peinture sont silencieuses et n’ont que l’apparence de la vie, elles ont « toujours besoin du secours de (leur) père », ne peuvent répondre et agir seules, dans une autonomie arrachée à la figure patriarcale. Ce ne sont que des « simulacres » qui « s’en vont rouler de tous les côtés, et passent indifféremment à ceux qui s’y connaissent et à ceux qui n’ont rien à en faire ». Ce qui est condamné, c’est l’égalité et le non-lieu de cette égalité, le vide sur lequel elle s’installe, la contingence qu’elle induit et qui invalide la vérité, l’origine et le sens. Mais ce n’est pas vraiment un jugement d’incarcération qu’écrit Platon ; ce serait plutôt une peine d’intérêt général, une volonté éducatrice des mauvais citoyens Ecriture et Peinture qui n’en font qu’à leur tête et ne connaissent aucune autorité. Des anarchistes ou peut-être des démocrates à la lettre, qui pensent que ce sont les configurations et les partages qui doivent être mis en jeu, validés ou remplacés. C’est la société qui veut la loi, l’ordre et la raison ne peuvent accepter cette démocratie car elle induit une situation égalitaire et un vide hiérarchique dans lequel aucun pouvoir stable ne peut s’inscrire. Platon ne cesse alors de contrôler son écriture et sa pratique pour la maintenir dans un cadre législatif et une économie. Il veut transmettre du savoir, un savoir qu’il a reçu, qui lui a été donné et qu’il veut systématiser comme vérité. Mais sa pensée raisonnable et vivante ne vient buter que contre une surface vide où seuls des signes morts peuvent surgir. Il est alors pris dans une contradiction interne irrésoluble qui le conduira à l’exclusion des poètes et des peintres de la République idéale.

La mimésis, qu’inaugure Platon mais que va conceptualiser Aristote, place en effet la pratique artistique dans un système hiérarchique parallèle à la distribution des pouvoirs. Elle s’inscrit dans un ordre général qui fixe les règles de distribution entre des corps et des actes, entre un bon et un mauvais usage de ces codes. Elle tente de structurer un régime représentatif entre loi politique et loi artistique et les devoirs respectifs qu’elles imposent. Ce que dénonce Platon n’est alors pas l’écriture et la peinture en tant qu’écriture et que peinture, c’est plutôt un bon usage et un mauvais usage de l’écriture et de la peinture. Contre un usage festif et éjaculateur, il voudrait une pratique raisonnée et comptable, qui éduque, parle vrai, parle d’un lieu déterminable et fixe, dans une grammaire stabilisée et rectiligne. C’est le même parallèle qu’il met en œuvre dans le Cratyle lorsqu’il établit l’équivalence entre plusieurs plans : les bonnes couleurs que le peintre utilise, la bonne place qu’il leur assigne pour peindre un portrait dans la ressemblance avec son modèle, la bonne place que doit avoir chaque lettre pour former un mot intelligible qui est la bonne image de la pensée qui le produit. Ce n’est qu’à ce prix que la stabilité et l’harmonie entre l’âme et le corps peuvent s’établir, que l’on peut assigner une origine, une destinée et une fin aux actes et aux corps pour les inscrire dans une vérité transcendantale.

Le système des arts contenu dans ce paradigme platonicien de l’écriture et de la peinture est une scène primitive qui circule dans l’histoire de l’art, dans sa négation ou sa poursuite, dans une actualisation toujours renégociée. La théorie du parangon de la Renaissance, les querelles de la ligne et de la couleur à l’age classique, la pensée des hiéroglyphes de Diderot et la spécificité des médiums de Lessing aux Lumières, les correspondances romantiques, les théories modernistes de la couleur et l’art abstrait… Elle est un questionnement qui traverse le temps et qui trouve des réponses spécifiques dans le lieu de leur énonciation. Platon l’avait vu : devant la surface vide de la page et du tableau, les lettres et les couleurs, à égalité, se rencontrent, et cette rencontre libre agit à la fois pour une autonomie de l’art et un partage du réel commun. Cette ambiguïté est fondatrice de la pratique de la culture visuelle occidentale et contient une liberté infinie que chacun des moments de développement de cette pensée a voulu clôturer. Il y a, d’un côté, la philosophie de l’art, l’histoire de l’art, la théorie de l’art et la critique de l’art — qui se chargent du dicible et sont du côté de l’écriture — et, de l’autre, l’art visuel, l’art plastique, la peinture, la sculpture qui se chargent du visible, chacun dans l’espace de ses compétences.

Toute la première avant-garde artistique renverse ces systèmes et fixe l’indiscernabilité, la réversibilité, l’inauthenticité dans la pratique artistique. Un dialogue incessant entre une volonté de pratique formellement autonome mais située dans un champ théorique et social élargi. Les artistes pointent alors de manière complexe la relation ambiguë de l’art à la vie. Le système des conventions et la question de l’autonomie principalement. Et leurs réponses sont des négociations incessantes, une incapacité feinte, une position à mi-chemin, dans l’espace entre les choses plutôt que d’un côté facilement définissable. Une capacité alors à la mobilité et à la duplicité, une articulation complexe et irrésolue, toujours contemporaine, donc jamais définitive, jamais fixée. En négociation permanente avec le temps et l’espace, la théorie et la pratique, la politique et l’esthétique.

« Notre propos est de mettre mot et image dans l’équation équilibrée » .

La mariée mise à nu par ses célibataires, même. La mariée mise à nu par ses célibataires, même : Le Grand Verre. La mariée mise à nu par ses célibataires, même : La Boîte Verte. Une « traduction affective » et une « traduction juxtalinéaire » de la même pensée.

En 1911, Marcel Duchamp renonce à l’art rétinien pour un art strictement intellectuel, basé sur les idées et la pensée. De cette décision à 1915, il réalise croquis, images, dessins, il rédige des notes manuscrites, des théories, des jeux de mots. Entre 1915 et 1923, il exécute le Grand Verre. En 1934, il publie la Boîte Verte, un ensemble de 93 notes relatives au Grand Verre. En 1964, il réalise Etant donnés : 1. La chute d’eau. 2. Le gaz d’éclairage, une œuvre jumelle de la mariée de 1911. En 1966, il publie La Boîte Blanche, il décède en 1968. Une pensée, pour ne pas être trahi, nécessite, pour Marcel Duchamp, et une « traduction affective », une visualité, un langage pictural qui permet la juxtaposition simultanée dans un même plat, et une « traduction juxtalinéaire », qui fait appel au langage et aux mots, dans un ordre linéaire et discursif. Et c’est dans cette double « traduction » et son articulation complexe que se joue son mouvement, que le pensable surgit entre le visible et le dicible. L’artiste pratiquerait alors le « scribisme illuminatoresque » comme méthode expérimentale capable de circuler entre les domaines de la connaissance et de l’expérience, sans hiérarchies et sans idéalisme. Engagé dans un mouvement de déplacement des frontières et des catégories plutôt que dans l’abolition et la refondation qui semble non opératoire et vaine.

L’art et la vie, la culture et la nature, le dehors et le dedans, le corps et l’âme, l’humain et le divin, le signifiant et le signifié, la femme et l’homme, le subjectif et l’objectif, la couleur et la ligne, la peinture et la poésie, l’image et le texte, le sensuel et l’intellectuel, la pratique et la théorie, l’espace et le temps, le mal et le bien, le sérieux et le jeu, la nuit et le jour, la lune et le soleil, la terre et le ciel, la mort et la vie, l’horizontal et la verticale, la magie et la science, le poison et le remède, le populaire et l’élitiste, la soumission et l’émancipation, l’écriture et la parole, le dominé et le dominant, le second et le premier, le savoir et l’intelligence, le classique et le moderne, la sophistique et la philosophie, le faux et le vrai, l’abstraction et la figuration, l’industriel et l’artisanal, l’économique et le social, la droite et la gauche, le spirituel et le scientifique, l’émotion et la raison, l’objet et le sujet, l’autre et le moi, l’étant et l’être, le fictionnel et le réel — toutes ces oppositions ne s’opposent plus et il faut les articuler dans une logique non hiérarchique et trouver l’équilibre instable qui leur permet d’exister simultanément.


III. LA TRADUCTION DES ANNEES SOIXANTE

« Je rencontrais beaucoup de belles couleurs, mais je ne pouvais justifier avec aucune idée laquelle serait la meilleure ou pas » s’inquiète Rauschenberg dans le New York des années cinquante. La profusion des couleurs est telle, elles investissent tant de domaines de la société que l’artiste est déstabilisé. Comment continuer à garder une spécificité de la couleur artistique quand celle-ci n’est plus une rareté, un produit luxueux, élitiste ? L’artiste peut-il même encore l’utiliser dès lors qu’elle est passée du côté de la vulgarité facile du populaire ? La couleur plate et pleine doit-elle être abandonnée à l’industrie culturelle, au design, à la mode et à la publicité, la confusion étant devenue trop grande? Heureusement, le tableau est toujours en deux dimensions dans les années cinquante. Alors même que toute la visibilité de la société se retrouve sur la toile : peinture industrielle, collage de papiers de magazine, technique d’impression publicitaire, objets quotidiens, imagerie de l’american way of life, il reste le tableau, il reste le format économique de l’art, il reste cette surface conceptuellement autonome qui maintient l’apparence d’une spécificité. Dripping, Combines, Shape Canevas… ouf ! Une toile sur châssis, un tableau, une peinture, de l’art !

Les années soixante vont faire éclater cette pratique qui reste attachée à un médium et à la filiation de la spécificité de l’art dans ses techniques. Le modèle de l’avant-garde de 1910-1930, incarné par Dada et Marcel Duchamp d’un côté et le constructivisme, De Stijl et le Bauhaus de l’autre, principalement, vont devenir la norme de l’art critique. L’indiscernabilité entre la pratique de l’art, sa théorie spécifique et la culture en général va s’imposer et « la culture visuelle », comme la définit Irit Rogoff, va devenir l’horizon de l’ art décentré et indiscernable dans lequel nous vivons aujourd’hui. La couleur, dans cette histoire complexe de redéfinition de la pensée de l’art, semble avoir joué un rôle non négligeable. Cette interrogation aussi primitive que celle du langage semble avoir contenu une fois encore une potentialité d’action et chacun des mouvements de ce que l’on nomme la néo-avant-garde, à sa manière et avec la généalogie technique qui lui est propre, va proposer, par une pratique consciente de la couleur, un visible neuf qui s’équilibre avec un dicible complexe pour une pensée pluraliste de l’art. La couleur semble alors devenir le médium par lequel l’art quitte la peinture et le tableau dans sa forme mais la maintient comme potentialité. L’art au singulier ne s’est-il pas instauré sur l’épistémè picturale et la première image que l’on ait du musée moderne, public et démocratique, n’est-elle pas celle de la grande galerie de peinture du Louvre par Hubert Robert ? L’idée de la peinture dans la couleur comme idée de l’art visuel, mais dans une définition plus ouverte, sans le matériau et le format de celle-ci, seulement dans son référentiel qui permette de l’identifier comme art.

En étudiant l’art d’Andy Wahrol, de Donald Judd et de Sol Lewitt, que l’on peut considérer respectivement comme les canons et les types du Pop Art, de l’Art Minimal et de l’Art Conceptuel – ce que l’on nomme aujourd’hui la néo-avant-garde et qui fixe la pensée et la pratique artistique contemporaine – nous verrons qu’ils ont développé une pratique de la couleur dans cette logique. Une pratique de ses limites, de ses bords, de ses voisinages, de ses transformations continues et de sa surface sans frontière qui leur permis de négocier entre les ambiguïtés et les enjeux de l’art moderne et sa poursuite dans le monde décentré et pluraliste contemporain.

1. Warhol et le Pop Art

A partir de 1956, Richard Hamilton s’engage dans une traduction en langue anglaise de l’œuvre de Duchamp qui participera à la légitimation internationale de l’artiste et qui en fera le type de la néo-avant-garde. Le Pop Art quitte alors le modernisme puriste tel que le concevait l’école de Paris ou de New York et revient à Marcel Duchamp et à sa pratique inauthentique. L’œuvre d’art n’est plus différenciable des marchandises que l’on trouverait dans un magasin et des objets usuels de la consommation. Cependant les œuvres appartiennent tout de même au monde spécifique de l’art et non au monde des marchandises en général. L’art ne nécessite alors plus la main de l’artiste, son savoir faire, sa dextérité, son métier pour être produit. L’artiste est devenu un consommateur comme un autre et comme tout le monde, il consomme des images et des marchandises. L’art, dans sa logique pop, devient un art de la consommation consciente et concentrée. Il ne sépare plus la culture et l’art comme la théorie critique allemande mais insère l’art dans la culture en général. L’art pop abolit les hiérarchies, l’artiste est démythifié et sa pratique se confond avec l’homme moyen et la culture de tous les jours.

« Ce qu’il y a de plus intéressant chez Warhol c’est sa couleur » .

Elle est en aplat, vive et multicolore. Elle est différenciée du dessin, de la ligne qui lui donne sa forme. Elle est un sujet autonome et consciemment artificiel, de surface, sans nuance et sans clair-obscur. Elle quitte cette tradition picturale de la lumière et de l’ombre comme possibilité d’expression du multicolore et pense la pratique renouvelée de la peinture par la couleur comme capable de donner une redéfinition pratique de l’art. La couleur des Marylin n’est pas métaphysique, elle n’est pas essentialiste, elle n’est pas expressionniste, elle n’est pas abstraite, elle n’est pas naturelle. Elle vient de la couleur de la consommation de masse que l’on trouve chez les artistes de cette époque, mais elle ne fait plus intervenir la tradition picturale et s’insère dans un dialogue plus confus avec la société contemporaine qui lui permet de tracer de nouveaux contours à la question esthétique de la représentation, son lien avec la notion de ressemblance, de fidélité, de modèle. En adoptant les techniques et les images, les procédures et la logique de l’image médiatique et photographique, Warhol pense les questions de la peinture dans une perspective élargie qui l’inscrit dans le lieu de son énonciation. Il y a la sérialité du trait, ce qui donne la ressemblance mais nie son unicité par la répétition mécanique. Le dessin n’est plus un savoir faire, ne demande pas d’adresse et de maîtrise et il se reproduit à l’infini sur l’espace de son apparition, le format sur lequel il est réalisé. La couleur quant à elle est unique et différente à chaque fois. C’est elle qui marque la singularité dans la répétition du même, c’est elle qui est divers et qui subjectivise la pratique mécanique de la sérigraphie. Mais l’artiste ne la produit pas pour autant, il la choisit seulement. Cet acte de consommation marque alors sa présence de sujet autonome et libre. Il insiste sur les questions du choix et du goût dans une société régie par la mode et le changement accéléré des tendances. Deux niveaux de questionnement interagissent et créent un écart qui permet de questionner l’évidence du réalisme médiatique et des stratégies de légitimations en œuvre dans la consommation. L’image, dans ce qui permet de la nommer et de l’identifier comme une image de Marylin Monroe, est mimétique et réaliste. On ne peut pas y voir une image de femme en général ou d’une femme particulière. Le dessin vient d’une photographie de la vraie actrice reproduite à partir d’une image trouvée dans un magazine. La couleur de fond, quant à elle, est subjective, non-mimétique, non réaliste, non naturelle. Elle marque le sujet, dans la double acceptation de sujet de l’œuvre d’art et sujet qui produit cette œuvre d’art, comme individu unique. Marylin est toujours Marylin, mais elle n’est jamais la même Marylin. Elle est dans un présent perpétuel qui n’est jamais le même et est alors toujours différente. L’artiste également est toujours le même artiste mais toujours nouveau dans son rapport au monde, la couleur toujours différente marquerait ainsi le présent spatio-temporel de son acte toujours identique mais nouveau à la fois, changeant et fluide. Il y a alors tout un jeu dialectique entre la répétition et la différence, la subjectivité et l’anonymat, l’identification et la spécificité. En 1964, Warhol radicalise cette politique et expose ses Boîtes Brillo. Il n’y a alors plus de médium, il n’y a plus de tableau, il n’y a que l’œuvre d’art, qui est d’ailleurs devenue littéralement la même chose qu’un objet utilitaire.

Dans La transfiguration du banal , Arthur Danto fait de cette pièce et de l’expérience qu’il en a eue, le départ de la notion de monde de l’art et l’entrée dans cette néo-avant-garde qui redéfinit les contours et de la pratique et de la pensée de l’art. Pour le philosophe, cette exposition symptomatise alors cette nécessité de l’articulation entre le visible et le dicible pour penser l’art contemporain. Le passage à une vision intellectuelle de l’art où la seule visibilité n’est plus apte à rendre compte de la spécificité de la pratique esthétique sur les autres pratiques esthétiques qui régissent notre rapport au monde. Pour exemplifier cette idée, il imagine une exposition fictive de monochrome rouge comme paradigme de cet art qui n’a plus ni définition ni frontière. Dans cette fiction, sur la totalité des œuvres exposées, l’une n’est pas une œuvre d’art alors que visuellement elle est identique à toutes les autres. La couleur, par sa complexité, devient un outil méthodologique à partir duquel une définition ouverte de l’art contemporain peut advenir. La couleur, par son lien étroit et même peut-être indissociable, avec le visuel, la perception et l’expérience sensible, lui permet ainsi de stigmatiser la nécessité du discursif de la nouvelle pensée de l’art. L’impossibilité de penser la pratique artistique dans un médium, un style, une image spécifique, un visible spécifique qui nous permettrait de comprendre comme art et non comme artefact, l’objet qui est soumis à la pensée. L’art est maintenant l’équation entre un visible et un dicible, et sa pensée est obligatoirement une articulation entre ce que l’on voit et ce que l’on peut en dire dans l’espace circonscrit du monde de l’art et des théories de l’art . Nous serions entrés dans une époque d’indiscernabilité et de confusion, une époque où l’après coup, la relecture et la traduction sont indispensables à la construction d’un savoir sur l’art. Pour Danto, ce serait le lieu et le temps de la réconciliation de l’art et de la philosophie dans un seuil d’indiscernabilité et de redistribution. L’histoire culturelle ne suivrait plus une ligne de progrès mais se situerait dans un non lieu complexe que l’art et la philosophie ne cesseraient de déplacer et de retracer sur la surface sensible du réel. Il n’y a plus cette volonté de progrès chère à la modernité. Le philosophe et l’artiste se rejoignent dans l’horizon de la production de savoir instable et précaire. Ils reconnectent ou au contraire disjoignent des histoires linéaires pour leur donner une complexité plus à même de donner une sensation du réel complexe qui est le nôtre.

2. Judd et l’Art Minimal.

En 1993, après avoir pendant plus de trente ans laissé les institutions artistiques lire son texte de 1964 Specific Objects comme le sommet d’un art construit contre l’illusionnisme de la peinture européenne, Donald Judd publie De certains aspects de la couleur en général, et du rouge et du noir en particulier . Dans ce texte fleuve qui brouille les lectures académiques et institutionnelles du minimalisme, l’artiste écrit que la couleur plane et pleine était ce qu’il travaillait , son art s’inscrivant alors dans une tradition picturale. Il révèle les archives de sa pratique, passant de l’art antique des vases Attique à la peinture murale romane, des estampes japonaises à l’art des Mayas, de la modernité picturale européenne de Van Doesburg, Mondrian, Lissitzky et Schwitters, à l’art de Pollock et de Warhol, de l’architecture russe et coréenne classique au style international. Il écrit alors un art sans histoire et sans progrès, mais qui doit seulement traduire le primitivisme de certaines idées simples qui restent toujours pertinentes car toujours à remettre en mouvement dans un temps et un espace spécifiques. La peinture, et la pratique de la couleur comme son idée, devient alors un référent non évacuable de l’art car l’art s’est construit sur l’idée de peinture et celle-ci semble bien rester encore et toujours le lieu à partir duquel un questionnement sur la pratique artistique peut advenir.

C’est à partir de 1983 que Judd introduit le multicolore dans son travail : il produit alors des pièces murales horizontales constituées de l’assemblage de blocs d’aluminium en laque émaillée de différentes couleurs, vissés les uns aux autres. La présence de couleurs multiples, là où auparavant une seule couleur jouait avec un matériau duquel on s’obstinait à ne pas voir la qualité colorée, obligea le spectateur, et surtout la critique, à reconsidérer le travail qu’il avait sous les yeux depuis les années soixante et qu’il concevait comme la fin du paradigme pictural et du geste artistique classique. Depuis Maurice Denis , l’art sait que la peinture est «une surface recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées», le travail de Judd ne peut alors plus se tenir décemment dans les limites que l’on lui avait circonscrit. La polychromie délibérée, toute en étant non-harmonique et en rupture avec la tradition de la couleur artistique, n’en est pas moins un travail à partir de la peinture et spécifiquement sur l’idée de « la couleur comme matériau dont l’art est fait ».

Judd veut pour ces pièces « des couleurs autrement vives qu’auparavant » et il choisit d’utiliser des couleurs industrielles RAL de laque émaillée, qu’il sélectionne sur un nuancier, et qu’il fait produire en usine par des ouvriers spécialisés qui les appliquent sur des tôles d’aluminium. Pour les plus grandes et les plus complexes pièces de 1989, 110 blocs de 8 couleurs différentes sont combinés pour former un rectangle en trois dimensions de 150x750x165 cm. « Je ne voulais pas que ces combinaisons deviennent harmonieuses. Mais je ne voulais pas non plus, en revanche, qu’elles deviennent disharmonieuses. Je voulais que toutes ces couleurs soient présentes simultanément. Je ne voulais pas qu’elles se combinent entre elles. Je voulais une diversité simultanée ».

Alors oui, les œuvres de Judd sont bien des objets spécifiques, elles n’ont ni la forme de peintures ni la forme de sculptures, elles sont des œuvres d’art en général qui ne s’attachent pas à la question du style et du médium. Elles sont des objets d’art. Spécifiques car toujours circonscrites à un espace propre, à un espace individualisé et autonome, à un lieu singulier. Aucune lecture non contingente ne peut se dire par cette exigence du lieu. Le visible est un maintenant, entre un sujet et un objet, et l’espace qui les supporte. L’art n’est plus cette intimité de l’artiste, de l’atelier et de l’objet d’art dans l’onanisme, qu’il propose en différé à l’appréciation esthétique. L’art est une pratique sociale, une pratique politique qui ne peut pas ne pas être dans le monde. Il prend en compte, dans sa pratique, le regardeur, l’espace d’exposition, les institutions qui soutiennent cette pratique, les théories qui les sous-tendent, la société dans laquelle il apparaît et dont l’artiste, qui y vit, n’est pas exclu. L’art de Judd est alors tout sauf autoréflexif, « ce que vous voyez est ce que vous voyez », certes, l’art négocie avec le visible ! Mais cette visibilité de l’art se tient dans la structure bien plus large de la visibilité du monde que l’on ne peut pas exclure, le réel. Dans ce rapport, la couleur devient pour Judd la « matière du monde, de l’art et de la vie », « elle existe » et « il n’y a pas de limites aux possibilités » de la couleur. Et ce n’est pas parce que ce sont des formes géométriques simples, des aplats de couleurs pleines, des techniques industrielles de production, un vocabulaire que l’on qualifie d’abstrait et d’objectif, que l’œuvre ne se tient pas dans la réalité et ne cherche pas à en traduire une certaine sensation dans sa « diversité simultanée ».

Comme l’artiste pop pensait la consommation, l’artiste minimal pense la production et il interroge les multiples mouvements de production à l’œuvre dans le monde de l’art. Il pense les matériaux et les stratégies productives, l’industrie et la standardisation qu’elle promeut. Il veut rendre visible la logique sociale et économique d’un faire esthétique au niveau de sa production. Dans cette logique, la pratique de la couleur est une pratique consciente et réflexive. Elle serait ce qui structure le visible et l’art minimal, conçu comme analyse de la structure perceptuelle de l’art et de l’espace qui le soutient, envisage la couleur comme lieu du visible et de son expérience. La couleur passe alors de l’espace en deux dimensions du tableau à l’espace à trois dimensions de la galerie. Elle est considérée comme le matériau qui permet de questionner ce qui fait la perception de l’espace de l’art, et l’artiste veut produire les conditions de réception de cette production. Là aussi, il n’y a pas de subjectivité dans la manière de faire. L’art minimal est industriel et l’artiste ne réalise pas ces œuvres, elles sont produites en usine par des ouvriers spécialisés qui n’appartiennent pas au monde de l’art. C’est leurs installations dans un espace spécifique qui leur donnent leurs caractéristiques artistiques. Elles ont l’aspect des objets manufacturés, dans leur mode de production standardisé et leurs matériaux, mais elles n’ont pas en revanche leur valeur d’usage. Elles sont des objets qui permettraient de penser l’expérience esthétique dans son idée. Elles sont des structures qui nous placent dans un lieu spatio-temporel spécifique — celui de l’art et de ses conventions — et nous en rendent conscients, les réfléchissent et les questionnent . L’art minimal déplace le curseur de la pensée de l’art à un niveau premier si l’on peut dire. Les œuvres sont des constructions qui permettent une réflexion sur l’espace spécifique de l’art, dont elle nous rends conscients tout en élargissant ses conditions et ses capacités. En passant du tableau à l’objet, le corps qui appréhende la réalité est reconsidéré et élargit. L’objet d’art construit un espace esthétique spécifique pour ce corps qui doit ainsi lui permettre de voir et d’appréhender l’articulation entre le perçu, le conçu et le vécu de cet espace de l’art. Il problématise ce que le musée moderne évacuait dans la neutralité du white cube comme espace de réception passif. Il en souligne les conventions et l’idéologie, et déplace la question de la réception de l’objet vers le contexte qui permet sa réception. Il active le regardeur et son corps, ainsi que l’espace dans lequel il évolue. Il refuse l’autonomie de l’œuvre d’art tout en en conservant son formalisme le plus abouti.

L’artiste minimal veut une logique industrielle et productive, une logique du « made », non pas pour devenir lui-même un industriel, un designer ou un architecte, mais pour plutôt architecturer l’art, l’industrialiser et le designer. Cette propension à la restriction dans la sphère spécifique de l’art — et non pas celle du social dans ces manifestations spécifiques — est à comprendre dans la perspective esthétique selon laquelle se pensent les artistes minimalistes des années soixante plus que dans la perspective politique qui animaient ceux de l’avant-garde des années trente. L’artiste minimal veut penser le lieu de l’art dans le lieu de la cité non pas pour invalider et refonder une pratique utile, mais plutôt pour en questionner le lien et déplacer la perspective. Nous ne sommes plus dans une démarche de dépassement et d’intégration mais dans celle des mécanismes qui régissent ces dépassements et ces intégrations. Par l’emploi de matériaux industriels et d’une logique de la contextualisation comme possibilité de la pensée elle-même, l’art minimal interroge les mécanismes de production de l’art au sein du lieu où il peut advenir. L’artiste minimal veut penser et exposer ce qui produit l’espace de l’art. Il pense ce qui vient du conçu, c’est-à-dire les contrats du monde de l’art qui permettent sa réalisation et son appréhension, son histoire et ses archives, aussi bien dans sa théorie que dans sa pratique. Est art ce qui est conçu comme art. Il pense également ce qui vient du perçu, c’est-à-dire les styles, les modes et les médiums, le lieu — tout ce que la perception peut appréhender pour la reconnaissance de l’œuvre d’art dans son lieu. Est art ce qui est perçu comme art. Il pense enfin ce qui est de l’ordre du vécu, c’est-à-dire le rapport esthétique et corporel que le public éprouve et qui agit pour la reconnaissance légitime que ce qui est vécu est bien une expérience artistique. Est art ce qui est vécu comme art.

3. Lewitt et l’Art Conceptuel.

« Je n’ai jamais essayé d’arranger les couleurs ou les autres formes pour plaire à l’œil. En fait, j’essaie d’utiliser un système pour éviter les notions préconçues de la notion esthétique de beauté ou les autres déclarations sur la couleur » confia Sol Lewitt en 2003.

Nous entrons alors ici dans cette troisième tendance de la néo-avant-garde, qui est la logique conceptuelle de l’art et du troisième rapport à la couleur comme exemplification, lui aussi, d’une nouvelle définition de l’art et de l’artiste. C’est en 1967 que sont publiées les Phrases sur l’art conceptuel qui sonnent aujourd’hui, après quarante ans de pratique du Wall Drawings, comme une traduction dans le langage de la philosophie analytique et logique anglo-saxonne de la peinture de précision et de la beauté d’indifférence de Marcel Duchamp. L’artiste, là aussi, ne produit plus l’œuvre d’art, la réalisation est toujours laissée aux assistants et ce sont eux qui ajustent les contingences que la spécificité de la réalisation unique implique. L’œuvre, aussi, est toujours réalisée sur le mur de son espace d’exposition, elle est toujours contemporaine dans le temps et dans l’espace bien qu’elle réponde à une logique structurelle immuable. Chaque wall drawing suit des développements basés sur des postulats simples que pense l’artiste et qui se complexifient par la répétition et le lieu de son apparition. Le plan de la réalisation est toujours cohérent, mais les résultats sont imprévisibles. « Cela élimine l’arbitraire, le capricieux et le subjectif autant que possible ». Ce que cherche Lewitt est une indifférence totale quant à la notion de goût et de beauté esthétique, un art machinique et informatique qui expose une idée et pas une expression. De la radicalité des débuts où la traduction juxtalinéaire et didactique semble l’emporter sur la visibilité, l’introduction de la couleur à partir de 1975 va marquer un tournant dans l’art de Lewitt et l’équilibre entre théorie et pratique deviendra plus fin. L’art sera visuel aussi bien que conceptuel, sensoriel aussi bien que linguistique. Mur, aplats colorés, instructions verbales, clarté de la procédure, complexité de la forme. Une négociation entre une grammaire impersonnelle, un standard démocratique et une polychromie exubérante. « Je ne me préoccupe pas vraiment de savoir si c’est beau ou si c’est moche, ou aucun des deux, ou tous les deux » car « toutes les possibilités incluent toutes les possibilités, sans jugement par avance et sans jugement rétrospectif ». La couleur de Lewitt est donc non expressive, comme le processus linguistique de l’œuvre ; la couleur est mécanique et l’art dans sa logique conceptuelle s’intéresse à la circulation des idées et des informations. Si l’on regarde les dessins qu’il réalisait pour la préparation de ces wall drawings, aucune couleur n’est visible, elle est seulement lisible. La couleur est une combinatoire CMJN complexe, logique, comptable et rationnelle. Elle n’est pas harmonique, elle n’est pas basée sur les complémentaires et la théorie de la composition abstraite. La couleur conceptuelle est linguistique et discursive et ce qui deviendra le visible de l’œuvre ne suit alors aucune volonté perceptuelle, subjective et émotionnelle. Il y a alors un écart entre le processus de l’œuvre et sa réalité achevée. Un écart qui fonde la logique conceptuelle entre le didactisme et la transparence et l’hermétisme de ces cheminements. Comme on manipule des lettres dans les formules logiques, Lewitt manipule les lettres-couleurs de l’impression. Cette manipulation donnera une polychromie exubérante qui suit une idée et non une émotion, elle l’informe même mais dans une expressivité visuelle qui tend à la subvertir. La couleur conceptuelle est la couleur de la distribution de l’idée de couleur. Elle est ce qui, d’une logique intellectuelle, abstraite et logique, devient mystérieux, sensuel et hermétique. Elle est là encore une solution pour la subjectivisation de la recherche et de la pensée. Elle est l’idée de la diversité et de l’idée de l’individu dans la structure large de la norme qui régit notre appréhension du monde. L’artiste conceptuel, au contraire du pop et du minimal, mais finalement dans une même logique de confusion et de complexité, part du dicible du monde pour l’amener dans le visible. Et contrairement à ce que déclare la vulgate théorique, l’art conceptuel tel que Lewitt le pratiquait n’a pas abandonné le rapport au visible. Il le subordonne seulement à son dicible, il inverse les procédures de la pensée de l’art mais pas sa structure globale. La couleur de Lewitt nous montre que l’art conceptuel n’est pas transparent et ne cherche pas à informer de la manière la plus objective une information nue. Le dialogue entre la procédure des wall drawings et sa réalité visible résout la tension entre la volonté de didactisme affiché et l’hermétisme qui en découle. Lewitt, qui a conceptualisé l’art conceptuel en a également dégagé les failles et les limites et la couleur semble avoir joué dans cette volonté un rôle crucial. Elle est ce qui échappe à la catégorisation et à cette idée d’un langage abstrait universel et objectif. La couleur est ici une manière de déjouer et de questionner les bases de cet art de l’idée par l’idée. Elle crée une tension productive entre l’ordre et sa négation et replace la connaissance dans une subjectivisation indépassable, une individualité négociant entre le système normatif du langage qui régit notre rapport au monde et la manipulation de ce langage pour le faire advenir sur la surface sensible du réel pluriel.

4. La néo-avant-garde.

La couleur de la néo-avant-garde, la couleur pop, minimale et conceptuelle n’est plus alors cette couleur artistique avec ces empâtements et sa matière. Elle n’est pas la couleur des romantiques, elle n’est pas la couleur des impressionnistes, elle n’est pas la couleur de la théorie moderne, elle n’est pas la couleur de l’expressionnisme abstrait, elle n’est pas la couleur de la peinture et de l’art. Elle est « ce dont l’art est fait» mais sans son matériau conventionnel et traditionnel. Sans hiérarchies, sans théories, sans authenticité, ambiguë et indiscernable, seulement sa capacité à la dispersion démocratique. Toujours circonscrite et stabilisée dans le lieu de son apparition, une espèce de différenciation maximale dans la répétition de la même. La couleur de la néo-avant-garde est la couleur du non-art déplacée et retraduite comme couleur de l’art. Elle est la couleur dans toute sa « diversité ». Elle n’est plus cette couleur qui appartient à un régime spécifique d’identification et est séparée hermétiquement des autres couleurs inauthentiques pour la pratique artistique, vulgaires et de mauvais goût. La couleur standardisée, la couleur des marchandises, la couleur du design, la couleur de la publicité, la couleur de la mode, la couleur des automobiles, la couleur des plastiques, la couleur du vernis à ongles. Elle n’est pas une couleur conçue pour les artistes, elle ne vient pas d’un tube de peinture et n’est pas fabriquée avec des pigments. Elle n’est pas non plus une couleur naturelle, purement optique, accidentelle, comme les pétales d’une fleur, un arc-en-ciel ou un couché de soleil. Elle n’est pas non plus une couleur psychologique, elle ne renvoie pas à l’expression d’un sentiment, à une émotion. « Et on pourrait dire : à l’époque de sa reproductibilité technique, ce qui dépérit dans (la couleur), c’est son aura » .

Dans ce texte de 1939, Benjamin analyse en effet la perte générale de l’aura que subit l’œuvre d’art depuis l’invention de la photographie et du cinéma. Une rupture avec sa tradition, une perte de son authenticité, un changement de sa perception, de sa notion du beau, de sa fonction cultuelle et de son usage. Il en tire une pensée renouvelée de la pratique artistique, un déplacement critique de l’art vers le politique et la prise en cause du public et de l’exposition que cela induit. L’aura, pour Benjamin, serait « l’apparition d’un lointain, si proche soit-il », une espèce de distance, temporelle et spatiale, spéciale, qu’entretient l’œuvre d’art unique avec son regardeur, dans le lieu de leur rencontre. Avec la reproduction technique, l’œuvre d’art aurait acquis une valeur marchande qui en redessine ces capacités et ces usages . Cette idée est également reprise dans Paris, capitale du XIX° siècle , où Benjamin tente une archéologie de la modernité capitaliste et de ses usages. La photographie, la mode, la publicité, la décoration sont des éléments symptomatiques que Benjamin tente de cerner et sur lesquels la question spécifique de la couleur vient buter comme sur une évidence et qui, pour le mouvement qui nous intéresse ici, nous fournira les archives de cette couleur de la néo-avant-garde. La couleur du Pop Art serait alors la couleur de la photographie, de la presse et du cinéma, la couleur de l’art minimal serait celle des matériaux industriels, de l’architecture et du design et la couleur de l’art conceptuel, celle de l’impression, de l’idée logique et communicationnelle. Elle serait aussi la couleur comme médium, respectivement entendue comme l’image, le matériau ou l’idée du visible de l’art.

Cette histoire nous fait remonter aux développements techniques qui permirent à la couleur de l’art de n’avoir plus de spécificité et de perdre sa tradition comme la logique de l’art en général. Mais cette focalisation que nous avons observée chez Warhol, Judd et Lewitt ne s’intéresse pas à la dimension technique, bien que chacun des mouvements qu’elle définit s’inscrive dans une généalogie spécifique que nous étudierons plus tard et qui régit un certain rapport spécifique à l’histoire de l’art. Ce qui marque l’unité de cette logique et qui constitue une réponse exigeante aux enjeux de cet art confus est la pensée de la capacité à la subjectivisation de la couleur en lien avec la logique discursive et didactique de l’art qui, à partir des années soixante-dix, va devenir la norme de l’art occidental. La pratique de la couleur insiste sur une spécificité de l’art, de sa pratique et de sa pensée, qui n’est pas la logique de l’institution et de l’académie, de la science et de la loi. L’art construit un savoir spécifique au monde qui est en négociation permanente entre les catégories du savoir et du sensible. Il n’est alors pas une activité idéale coupée du reste du monde qui ne s’occupe que de ses propres problèmes. Il n’est pas non plus l’expression d’un génie artistique et de son mouvement. Il n’est pas non plus une science qui construirait un savoir autonome et objectif élaborant des règles et des solutions. L’art est tout cela à la fois, si on le pense dans l’articulation de sa pensée. L’art est circonscrit au monde de l’art et répond à des questions esthétiques et artistiques qui s’inscrivent dans une histoire de l’art spécifique. Mais l’art est toujours aussi une activité politique et intellectuelle qui pense et montre un quelque chose du monde dans lequel il advient et cherche à en dégager un savoir. L’art est alors cette activité complexe du partage du commun sensible et intelligible qui ne doit pas pencher pour une préoccupation spécifique mais négocier entre des structures plurielles d’appréhension du monde. Et la couleur et sa pensée tiennent lieu de seuil définissant à la fois une spécificité du faire et du voir de l’art mais également un partage avec la connaissance du monde en général.

La néo-avant-garde a pensé cette contradiction et cette capacité. Si l’on accepte qu’aujourd’hui, l’art est une combinatoire de ces trois tendances, dans une indiscernabilité qui montre la prégnance de ce modèle, la pensée et la pratique de la couleur ne doivent pas rester muettes ou purement optiques et visibles. Le visible et le dicible de la couleur doivent travailler cette faille dans le système que les artistes qui l’ont mis en place n’ont pas cherché à évacuer ni même à nier, en faisant même un axe de recherche performatif. A l’heure du tournant éducatif de l’art, où les notions même de l’art, du musée, de l’exposition, de l’artiste, du critique ou du curateur deviennent floues et même tendent à disparaître. Revenir alors sur le mouvement de formation de ce paradigme pour en dégager la position ambivalente et l’histoire permet de redéfinir les potentialités, d’en montrer les stratégies complexes et d’en proposer une nouvelle lecture non plus engagée dans une logique « post » ou « néo » mais dans une logique démocratique et égalitaire où le contrat reste mais les frontières se dissolvent et se reforment à l’infini.


IV. ARCHIVES

Dans un dialogue fictif entre un peintre et sa femme qui lui raconte son rêve, L’arc-en-ciel, entretien sur l’imagination , Benjamin analyse la couleur pour elle-même et tente de fonder une philosophie de l’expérience basée sur le multicolore. Il livre une vision complexe de la pensée de la couleur qui déjà contient les enjeux de la modernité artistique et d’un rapport à la marchandise et au capitalisme qu’il développera plus en profondeur dans toute son oeuvre. Le texte est d’abord relatif à la perception de la couleur et son rapport avec le beau esthétique et l’imagination artistique. La couleur est définie comme le pur voir, « Les couleurs sont tout à la fois l’objet et l’organe. Notre œil est coloré. La couleur est engendrée par le voir et elle colore le pur voir (…) La couleur est la pure expression de la vision du monde ». Elle implique alors de manière ténue la question esthétique de la beauté dans le visible du monde et de la nature. La beauté serait la propriété de la couleur et alors, dans cette logique, qui part de l’idée romantique mais la renverse de façon intéressante, il ne servirait à rien de vouloir créer de belles couleurs car cela deviendrait un geste pléonastique. Toutes les théories de l’harmonie, de ce fait, deviennent inutiles et Benjamin résout le problème de l’idéalisme dans lequel l’art moderne va s’épuiser. L’art abstrait et la théorie moderne de la couleur en sont l’exemple le plus frappant et il faudra attendre les années soixante pour que les archives que convoque Benjamin deviennent les outils du renouvellement de la couleur de l’art et que le multicolore devienne le lieu de son expérience. On sent ainsi l’influence de la Théorie des couleurs de Goethe et du romantisme en général, auquel Benjamin consacrera sa thèse, trois ans après la rédaction de ce texte : Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand . Mais son dépassement est déjà à l’œuvre pour une vision plus matérialiste dans laquelle l’apport de l’historien de l’art autrichien Alois Riegl et son analyse des arts appliqués comme art est frappante. Par son concept du kunstwollen, Riegl insiste sur l’importance de l’histoire culturelle et le lieu de l’apparition de l’œuvre d’art pour son analyse. Il développe une nouvelle méthodologie qui donnera à Benjamin des outils renouvelés pour sa propre pensée critique de l’art. Benjamin de façon magistrale en conclut ainsi que les couleurs non artistiques, celles qui sont les plus intenses et les plus multicolores, sont celles à partir desquelles la pensée de la couleur trouve un objet. D’une pensée de l’imagination, de la beauté et de la nature, de la couleur de la peinture et de l’art, on passe à la couleur des enfants et à celle de l’industrie culturelle : chromolithographies, échantillons de couleur, décalcomanies, lanternes magiques, livres pour enfants… Ces couleurs du non-art deviennent les exemples que pointe le philosophe comme objets permettant de saisir ce qu’est l’expérience moderne de la couleur et la pensée renouvelée qu’elle contient pour la pratique de l’art. Benjamin pense alors la couleur comme médium et non comme substance. Elle n’est pas ce qui se rajoute mais est la propriété même du visible et le médium privilégié de son questionnement. Il esquisse ainsi une pensée de l’art rattachée à une philosophie de l’expérience dans laquelle l’arc-en-ciel devient une « intuition muette de l’art », le multicolore comme canon de la couleur comme canon de l’art. « La coloration de l’unique infini » comme tache de l’art et de sa pensée. En dégageant les potentialités de la couleur chimique, mécanique et médiatique, il propose une subjectivisation de la connaissance par l’expérience artistique et une vision renouvelée de la pratique de l’art et de la recherche de l’art que la néo-avant-garde va généraliser et produire.

1. La couleur-matériau.

Les chimistes allemands étaient-ils philologues et pratiquèrent-ils une méthodologie étymologique dans leur protocole scientifique ? C’est avec des résidus moléculaires produits lors des synthèses chimiques des colorants que les premiers médicaments furent créés ; l’industrie des colorants a donné naissance à l’industrie pharmacologique en suivant littéralement la définition complexe de la racine grecque φαρμακα. En la retrouvant où en la prolongeant, les chimistes ont provoqué un hiatus spatio-temporel et nous obligent à reconsidérer la généalogie qu’elle contient.

C’est dans le milieu du XIX° siècle que sont créées les trois principales industries allemandes de teinture : Bayer en 1863, Basf en 1865, et Agfa en 1867. Les trois entreprises se fondent sur les nouvelles découvertes en chimie des colorants tinctoriaux qui agitent la France, l’Angleterre et l’Allemagne depuis la fin du XVIII° siècle, et se structurent sur une vision neuve de l’activité industrielle. Contrairement, par exemple, aux manufactures françaises, l’industrie allemande se lance dans un développement conjoint d’industrie lourde et de pointe et s’engage dans un système économique libéral, mondialisé et impérialiste, qui deviendra un modèle du développement des grands groupes industrialo-financiers néo-capitalistes à l’origine de la mondialisation. La victoire de la bataille des brevets (Basf dépose le brevet de synthèse de l’alizarine une journée avant le chimiste anglais Perkin !), lui permettra d’avoir le monopole des colorants en Europe et de devenir le premier producteur mondial de couleur. Tout au long du vingtième siècle, les trois entreprises mènent alors une politique économique libérale offensive, entre protectionnisme et concurrence libre, délocalisation et agrandissement par le rachat d’autres groupes, recherche fondamentale et production fonctionnelle, qui leur permet de se maintenir constamment à la pointe de la recherche et de rester aujourd’hui encore les leaders mondiaux de la chimie industrielle. Les applications techniques, que les découvertes primitives et l’expérimentation permettront dans d’autres domaines que celui de la couleur, bouleverseront alors en profondeur le rapport de l’homme à la nature. Par sa constance dans la double activité de recherche pure et de recherche appliquée, l’étroite collaboration qu’elle instaure entre les chercheurs des universités et les ingénieurs de l’industrie, la chimie allemande va, de manière tout à fait nouvelle, s’investir dans tous les domaines de la société de consommation et cherchera sans cesse l’invention technique et le progrès au service de la société capitaliste. La médecine et la pharmacologie modernes amènent la population occidentale au vieillissement, le pétrole trouve toutes ses applications et devient la matière première du capitalisme, les objets et leurs déchets prennent place, l’agriculture est intensive… C’est alors comme pour marquer la prégnance de ce modèle de développement qu’une molécule devient le bouc émissaire des problèmes de ce début de XXI° siècle ! Le CO2 comme clôture du paradigme chimique transparent et de l’idéologie du progrès et de la croissance que le XX° siècle et l’économie capitaliste ont institué comme modèle unique du développement humain et que l’industrie chimique s’est fait la plus fervente collaboratrice.

La chimie a permis d’isoler les molécules présentes dans les substances naturelles, qui sont à la base de la capacité de coloration des matériaux, particulièrement pour la teinture et pour la peinture, et de les reconstruire artificiellement. L’économie et la pensée des pigments qui s’étaient alors établis depuis l’Antiquité en furent complètement bouleversées. La couleur produite était définitivement coupée d’un rapport à la nature dans toute la non maîtrise que cela induit pour sa domination conceptuelle et technique. La couleur est moléculaire, elle sort des laboratoires scientifiques et des chaînes de production et non plus des ateliers des artisans coloristes. Il n’y a plus le travail manuel des substances minérales, végétales ou animales, mais des molécules, en un certain ordre assemblé. Des abstractions mathématiques construites par des scientifiques et produites industriellement dans des usines internationalisées. De plus la couleur produite, le matériau couleur, vient d’une usine qui produit aussi des engrais, des médicaments, des plastiques, des cosmétiques, dans une non-hiérarchie démocratique, une non-spécificité déconcertante pour le visible, le dicible et le pensable de cette couleur en art. La production de la couleur n’est plus cette sphère opaque et mystérieuse, qui nécessite une technique et une maîtrise manuelle complexes, des substances rares et coûteuses, une utilisation limitée au luxe du pouvoir et des classes dominantes. La couleur produite par la chimie est un objet de consommation courante, que la masse peut acheter et utiliser. Elle n’est plus restreinte, elle envahit toutes les couches de la population et tous les espaces, elle n’a plus ce caractère de l’exceptionnel, du rare, de l’unique. C’est une couleur standardisée et toujours prête à l’emploi, de plus en plus infinie, maîtrisée et stabilisée, que l’artiste choisit, comme toute les autres personnes qui utilisent de la couleur, mais ne réalise plus. Une couleur qui a définitivement quitté la rareté et le manuel. Une couleur qui est devenue et de précision — on peut objectivement la nommer et la produire, elle porte un nom précis dans un nuancier précis, et elle sera toujours la même — et dans un même temps d’indifférence : elle n’a plus de spécificité artistique, elle est un matériau du monde comme un autre et ne peut redevenir art que par une opération de l’art, non en soi.

On connaît bien ce rapport à la chimie, et particulièrement à la pensée du nouveau tube de peinture qu’elle introduit, pour la pensée du ready-made chez Marcel Duchamp et sa réponse — la fuite hors du médium pictural. Duchamp peut noter les couleurs qu’il utilise dans le Grand Verre comme il ferait la liste de ses courses pour le supermarché . La couleur n’est plus laborieuse, on la choisit seulement, on ne la réalise pas, on ne la produit pas. On en invente seulement sa pratique artistique par les choix que l’on rend effectifs, par le déplacement que l’on lui fait subir et la traduction que l’on en donne. La couleur est démocratique, elle roule de-ci de là, de la vulgarité populaire de l’industrie à la pratique artistique critique, toujours la même. Comme la pluie, ce sont les rencontres et les prises qui artifient la couleur, les reconfigurations du sensible perceptuel dans une pratique concentrée de l’art qu’elle propose. La peinture, standardisée et marchande, est désormais un ready-made de l’industrie comme n’importe quelle marchandise. Son utilisation artistique veut alors marquer la logique d’une pensée de la production et le rapport de l’art avec l’industriel et ses matériaux. Le pot d’acrylique renégocie le partage de l’artiste et de l’artisan pour une pensée du producteur et l’investissement dans la sphère publique.

Cette logique est aussi, et surtout, d’un point de vue formel, dans le cas d’une archive de la couleur minimale, celle des constructivistes et productivistes russes, du Bauhaus allemand et du Stijl néerlandais. Par cette volonté d’action sociale de l’artiste, ces divers mouvements hétérogènes ont interrogé la peinture dans le champ étendu de l’espace et l’ont questionnée dans une perspective architecturale, décorative et objectale. La peinture n’est plus sur le tableau, ou plutôt n’est plus seulement sur le tableau. Elle est sur le mur, le plafond, la table, la chaise. Mais elle n’est pas cependant un mur ou une chaise dans leurs définitions usuelles. Elle est plutôt un support aux questions de catégories et de conventions, de spécificité et de lieu. Elle interroge l’autonomie déclarée et la place de l’artiste dans la société. La peinture industrielle fait sortir l’artiste de la sphère artistique et en fait un producteur au service d’un peuple qui œuvrerait à une émancipation collective. Van Doesburg, Arp, et Taueuber-Arp réalisent la décoration d’un bar, Mondrian le cabinet d’une collectionneuse, Lissintzky les aménagements scénographiques d’exposition, Albers construit des meubles, Jeanneret se lance dans l’architecture et devient Le Corbusier. L’art, le design et l’architecture trouvent par cette couleur industrielle un pont qui leur permet d’envisager le projet d’un espace politique, esthétique et éthique commun. Une volonté de fusion de l’art et de la vie dans la production d’espaces sensibles complexes qui permettent l’interaction de sphères jusque-là plus ou moins hermétiquement distantes les unes des autres. Mais cette tendance ne suit pas la voie de l’Art et Crafts anglais ou de l’Art Nouveau français. Elle tend à construire un vocabulaire simple, géométrique, ordonné, et inorganique qui traduirait la rationalisation et la standardisation des sociétés occidentales modernes et la fuite vers un ordre utopique normalisé. Il y a en jeu un phénomène de purification, de retour à l’essence mais dans une perspective élargie de l’art. L’art se réduit aux beaux-arts, aux arts décoratifs et appliqués, mais il reste dans une logique de pureté de la forme et de la composition seule à même de restituer l’idéologie moderniste du progrès et de l’émancipation.

Le passage de l’alchimie à la chimie s’est fait sur le seuil de la science exacte, de la raison, de l’expérimentation, de la preuve, des procédures transparentes et reproductibles. Elle aurait quitté le mystique, le spirituel, le magique, le symbolique pour devenir la vérité et la réalité scientifique du monde. Elle est une fuite hors de la théologie sacrée et une entrée dans la théologie marchande et sa logique du nouveau et du mieux, du devenir supérieur et du règne de la raison auto instituée. Elle fixe la norme technico-industrielle de l’Occident et de sa diffusion. Dans le champ spécifique de la couleur artistique, la chimie a ouvert les possibles de la peinture et lui a permis de quitter le tableau pour l’espace, à la fois celui du musée et de la galerie mais aussi celui de l’architecture et du design. La couleur de l’art n’est plus obligatoirement une substance picturale, elle est devenue un matériau.

Basf, dans cette logique en œuvre depuis le XIX° siècle, créé en 2002 la première Color Library , dans laquelle elle expose et propose plus de 20 000 échantillons de couleurs différentes disponibles sur 50 surfaces différentes de plastiques. Soit un total de un million de qualités colorées différentes utilisables pour la production. On est loin des 210 teintes du nuancier RAL qu’utilisait Judd, et on atteint à cette « diversité simultanée » qu’il recherchait dans l’industrie. Dans cette DesignFabrik, chaque couleur est présentée sous forme d’un petit rectangle monochrome de plexiglas, sur un grand présentoir. Chaque présentoir porte-couleur supporte approximativement 200 échantillons de couleur, rangés par teintes. Chaque présentoir, lui-même rectangulaire, est fixé sur un rail et il y en a quatre rangées différentes en profondeur. On peut manipuler ces présentoirs et faire varier les nuances et leur disposition. La bibliothèque ainsi constituée est fermée sous verre et occupe tout le mur. C’est comme un immense nuancier matériel, manipulable. On peut prendre un monochrome, le placer à côté d’un autre, composer des gammes, des nuanciers, jusqu’à l’infini. Cela marque bien alors le nuancier et la forme de l’échantillon rectangulaire comme canon de la couleur chimique, standardisée qu’a introduit BASF dès 1877 et qui est pour Ann Temkin, « le format, qui, remarquablement, a été retenu jusqu’à aujourd’hui : un choix d’unité de couleurs disposées en rangées et en colonnes sur un fond neutre » . Ce modèle de la couleur de surface d’où toute faktura est éliminée présente la couleur dans sa pureté de teinte et marque la rupture avec la matière picturale. La couleur est un fait, elle n’est ni un symbole ni l’expression d’un choix. L’artiste, l’architecte, le designer, le décorateur, le peintre, le bricoleur…tous choisissent la couleur dans un nuancier.

2. La couleur-idée.

« (ils) traversèrent la Seine au pont des Arts pour insulter l’Institut, gagnèrent enfin le Luxembourg par la rue de Seine, où une affiche tirée en trois couleurs, la réclame violemment enluminée d’un cirque forain, les fit crier d’admiration. »
Emile Zola.

C’est au XVIII° siècle que les premières impressions mécanisées en couleur font leur apparition. En 1719, Jean-Christophe Le Blon, invente en Allemagne le procédé d’impressions mécaniques de la couleur. A l’aide de trois plaques distinctes gravées à la mezzotinte qu’il enduit de couleur, il imprime chaque plaque en aplat et en les superposant parvient à reproduire des tableaux de Rubens. Mais cette technique complexe, qui exigeait de l’œil qu’il distingue la quantité respective de rouge, de jaune ou de bleu dans les couleurs que l’on voulait imprimer, bien qu’elle fixe encore la règle de l’impression, resta confidentielle jusqu’au XIX° siècle et l’invention de la chromolithographie par Godefroy Engelmann. Ce dernier combine alors le principe des couleurs primaires de Le Blon avec la simplicité de la lithographie inventée en 1796 par Aloys Senefelder. Ainsi à partir de 1837, l’impression de masse en couleurs est lancée ; en 1843, on invente la presse rotative, en 1903, l’offset. Les images en couleurs ne sont plus réservées à la peinture et les chromos, de couleurs vives et plates, sans facture, sans empâtements matériels vont renouveler le regard et la pratique moderne de la peinture. Chéret est appelé par Manet, le Watteau de la rue. Zola, dans l’Oeuvre, nous narre l’admiration des jeunes étudiants des Beaux Arts de Paris sur ces affiches en réaction contre l’académisme des professeurs. Fénéon nous propose même un programme radical d’éducation à l’art par l’étude des affiches colorées, une sorte de réconciliation de l’art et de la vie. Il incite même les gens à récupérer ces affiches pour en faire des œuvres d’art à bon marché et bien meilleures que les croûtes de la peinture pompière. Les cubistes vont employer les impressions dans la pratique du collage et marquer le réel comme matériau de l’art. Kurt Schwitters, dans cette logique du matériau réel et non artistique comme possibilité du changement de l’art et de sa pratique composera ses collages Merz à l’origine du Merz bau. La reproduction mécanique de la quadrichromie ne fait plus la différence entre l’impression de texte et l’impression d’images en couleur. La couleur CMJN véhicule une information et refixe un lien entre le texte et l’image dans leur reproductibilité égalitaire. Le cyan, le magenta, le jaune et le noir deviennent l’équivalent des cases d’imprimeries, un système simple qui, par le jeu de la combinatoire, permet la multiplicité. La persistance de la désignation par les lettres CMJN au lieu d’ailleurs de leur nom de couleur, renvoie à cette couleur-idée, la couleur dans sa forme conceptualisée, soit un véhicule et un instrument de communication. Elle est logique et rationnelle, arithmétique et statistique, abstraite et objective. Elle est didactique et hermétique, administrative même dans sa capacité à être basée sur des lois fixes. Elle est la couleur distribuée, celle qui est reproductible sur du papier et qui doit s’afficher, se vendre, s’exposer. Elle est l’intermédiaire entre le processus de production qui s’occupe des matériaux et de leur structuration et la consommation qui utilise, achète et regarde. Elle est ce qui pense la logique à l’œuvre d’un point de vue communicationnel, qui se veut transparent. La parenté entre la publicité et le début de l’impression en couleurs marque d’ailleurs de manière simple ce processus de la distribution entre le produit et le consommateur, cet entre deux de la couleur CMJN. Elle est double, elle agit à la fois pour une transparence de la procédure, un système normalisé et simple applicable dans toutes les situations, une couleur qui est devenue factuelle. Mais dans le même temps, cette couleur a toujours tendance à s’orienter et s’inscrire dans une logique et une pensée particulière qui s’établit sur des lois. Elle devient une couleur politique, idéologique même, car elle renvoie à un système plus complexe de valeurs. Une couleur, à la fois conceptuelle, qui devient objective dans sa clarté reproductible, mais aussi sociologique dans le sens où elle est produite pour la rue, la ville et ses habitants-consommateurs et négocie alors sans cesse avec la mode.

Cette logique de standardisation, de stabilité et de simplicité, alliée aux effets de mode, de goûts et de choix que fixe le canon CMJN va trouver un équilibre avec le système Pantone. Pantone va ainsi d’abord pousser cette volonté distributive et communicationnelle à son comble. En 1956, Lawrence Herbert est embauché dans une entreprise américaine qui fabrique des nuanciers pour l’industrie cosmétique. En 1962, il rachète l’entreprise et en 1963, le premier Pantone MatchingSysteme est publié aux Etats-Unis. A partir de cette date emblématique, l’entreprise n’aura de cesse de développer une stabilité de la couleur, applicable dans toutes les cultures et sur tous les matériaux. Avec Pantone, la logique CMJN est réalisée, et la nomenclature efface le nom des couleurs pour leur équivalent mécanique et rationnel. C’est l’uniformisation de ce matériau mouvant qu’était la couleur et la logique Pantone veut que l’on puisse, au téléphone, c’est-à-dire par la parole et non plus par la vue, choisir une teinte et son support d’impression de manière claire et didactique. Sans même la voir sur la surface spécifique qui lui donnera sa réalité visible, la couleur Pantone permet de normaliser les échanges sur les bases d’une utopie de la transparence qui suit la logique informative de la société communicationnelle. La triade Cyan Magenta Jaune, qui, dans la logique d’un Rodchenko en 1921, marquait la fin de la peinture, voit l’idée de celle-ci se métamorphoser et devenir au contraire son idée en puissance. L’idée de l’art par téléphone depuis son lit, que réalisait Moholy-Nagy en 1922, et qui voulait marquer une nouvelle objectivité et un nouveau rapport de l’artiste avec sa production se réalise dans sa logique négative. On a bien une logique objective dans la réalisation, mais celle-ci s’oriente dans une perspective promotionnelle où le choix n’est pas guidé par une logique combinatoire mécaniste mais au contraire un absolu marketing qui doit répondre aux goûts et à une capacité à plaire oeuvrant pour une consommation de masse.

Des premiers chromos de la fin du XIX° aux couleurs Pantone de la deuxième moitié du XX°, la triade Bleu Rouge Jaune de la peinture est apparue, par sa transformation au Cyan Magenta Jaune, comme une pensée de la capacité distributive de la couleur. Une prise en compte de son idée et des renvois sémantiques dans les champs conceptuels autre que cela induit. Elle marque là encore une sortie hors de la tradition et charge la couleur d’un devenir ambigu dans le devenir marchand de l’œuvre d’art et l’explosion de son cadre et de ses catégories. Elle insiste aussi sur le modèle de la linguistique structuraliste comme norme de la pensée du langage et comme norme de la pensée du monde.

3. La couleur-image.

Dans ce mouvement archéologique de recherche des archives de la couleur de la néo-avant-garde, qui régit un nouveau rapport à l’art en général, sa visibilité formelle et son dicible théorique, nous avons dégagé d’abord l’articulation industrielle et sa logique productive — ce que j’ai appelé la logique de la « couleur-matériau » — puis l’articulation communicationnelle et sa logique distributive (qui marque la « couleur-idée ») . Nous allons maintenant tenter de pénétrer dans l’articulation médiatique et sa logique consommatrice ; celle-ci marque le troisième mouvement que nous voulons décrire et que nous appelons la « couleur-image ».

« One is starved for Technicolor, up there ! » .

C’est l’histoire du mouvement Dada et du Surréalisme qui pose les bases de l’art photographique, et pour une raison technique et économique évidente, c’est par le noir et blanc qui s’impose la photographie comme médium de ce nouveau rapport au réel et à la pratique de l’art. Les questions de cadrage, de composition et de clair-obscur, de rapport entre l’ombre et la lumière sont ainsi les sujets et les problématiques qui émergent et qui resteront les principales questions esthétiques liées à la photographie. La couleur ne sera pas, jusqu’aux années quarante, un sujet dans l’art photographique et ce n’est qu’avec le Kodachrome et l’Agfachrome que l’image en couleurs se démocratisera et fera l’objet d’une consommation par les artistes, renouvelant là encore le rapport de l’art à la peinture selon une perspective élargie et fragmentée, explosée même. Pourtant, l’histoire de la photographie en couleur débutera avec l’histoire de la photographie en général. La technique de l’Autochrome des frères Lumières est déposée en 1904 et elle utilise le système additif des couleurs, issu de la lumière et non de la substance comme source de la couleur. Le mélange du rouge, du vert et de bleu, devient le modèle de l’image et l’autre trichromie qui régira le rapport à la reproduction de la couleur. Cette technique restera cependant circonscrite à la documentation et n’intègrera pas d’emblée le monde de l’art. L’exemple d’Albert Kahn est révélateur de ce caractère documentaire et ethnologique des premières images en couleur. Les Archives de la planète qu’ Il constitue de 1909 à 1931, qui reste le fonds le plus important d’images photographiques en couleur de la première moitié du XX° siècle, n’est pas un fonds artistique mais un fonds anthropologique. Son utilisation ne vient pas alors comme chez un Man Ray d’un questionnement sur l’image mais sert une documentation réaliste et naturelle qui pense l’image comme ce qui enregistre le réel. Ainsi, plutôt que dans l’image photographique, c’est dans son pendant cinématographique que s’est théorisé et pratiqué le renouvellement de la pensée de la couleur qui induira un nouveau rapport à l’image. C’est ce que Deleuze nomme « l’image-couleur » et qui correspond ici encore une fois à une nouvelle sortie de la couleur du monde réservé de la peinture et de l’art, mais toujours dans son référentiel, et qui participera à la réinvention de sa pratique.

La technique du Technicolor, qui reste l’étalon du cinéma couleur, est commercialisée en 1928, la même année que le cinéma parlant, par l’américain Herbert Kalmus. Mais il faudra attendre les années quarante pour qu’une véritable pensée de l’implication de la couleur dans l’image cinématographique s’insère dans une pratique de l’art. Michael Powell et Emeric Pressburger sont les artistes de cette redéfinition de la couleur et leur cinéma explorera les capacités de ce nouveau médium pour une vision renouvelée de l’image et un autre rapport au réel. Entre 1945 et 1950, ils réalisent trois films qui deviendront des modèles du genre : Une question de vie ou du mort, Le narcisse noire et Les chaussons rouges. Ces trois films rejettent à la fois la pensée du noir et blanc comme outil du réalisme, norme de la théorie de l’art cinématographique et photographique, et celle de la couleur comme artifice ou ornement, ainsi qu’en témoignent les comédies musicales des studios hollywoodiens ou, dans les années trente, les dessins animés de Walt Disney. Powell et Pressburger proposent un regard critique qui pense les apports de la couleur comme sujet, apte à orienter le cinéma vers une plus grande capacité sensible. Comme l’a admirablement écrit Dreyer en 1955, « le cinéma n'aura la possibilité de devenir un art, du point de vue de la couleur, qu'au moment où il aura réussi à briser l'étreinte du naturalisme. (...) Le cinéma en couleurs serait alors devenu un art véritable et vivant, et ne serait pas seulement du film colorié » . En 1942, Eisenstein lui aussi pensait que « la couleur est le problème le plus actuel du cinéma ». Le Technicolor de Powell et Pressburger peut alors être perçu comme ce cinéma qui pense la couleur et guide l’art cinématographique vers une nouvelle dimension. La pratique réfléchie de la couleur permet de créer une image plus complexe, qui agit sur plusieurs strates sensibles et permet une lecture multiple. La couleur des Archers agit pour un nouveau partage du sensible et elle permet d’être dans un décentrement et une négociation. L’image se détache du réel et de sa simple représentation pour atteindre une densité qui joue à la fois du réel et de l’imaginaire, du visible et de l’invisible, du dicible et de l’indicible. La « couleur-image » pense un nouveau rapport à la narration et engage alors un nouveau rapport avec le spectateur. Il se renégocie ici une articulation entre le dicible de la narration et sa sortie dans le visible de la couleur qui excède la linéarité discursive de cette narration même. La pensée de la couleur et sa pratique renouvelée parviennent à créer une disjonction nouvelle dans la réception, qui induit chez le spectateur un rapport neuf à l’expérience de l’image et du réel. Cette logique de la couleur comme sujet autonome dans l’art cinématographique trouve alors sa réalisation dans la création de véritable « scénario couleur », où, parallèlement au scénario narratif, toute une série de peintures sont réalisées pour fixer, visuellement, la coloration du film, qui traduira dans le visible pur, la pensée discursive en œuvre dans la réalisation. La couleur doit donc quitter et le naturalisme — Powell et Pressburger ne suivent pas l’impératif réaliste que veut Technicolor — et l’ornementation — le multicolore en œuvre n’est pas exotique, fantasmé et superficiel —, pour parvenir à une densité qui la fait advenir comme médium à part entière. La couleur comme image est donc une couleur chargée des ambiguïtés et des tensions du rapport entre peinture et image, et caractérise une volonté d’excéder le réel, sa visibilité passive et naturelle. Consommer la couleur cinématographique ou photographique est donc l’enjeu d’un rapport renouvelé à l’image dans son ensemble et à la place que celle-ci occupe dans le réel et dans l’art. Elle articule la logique du déjà-vu du médiatique avec la singularité excessive de la couleur pour penser un rapport conscient à l’image, qui se joue encore une fois, de l’ambigu et de l’indiscernable pour un nouveau partage des catégories sensibles à même d’explorer l’hétérodoxie de l’art, sa forme et son explosion.

4. Chromolithographies, échantillons de couleur, décalcomanies, lanternes magiques, livres pour enfants…

Ces archives, que nous avons tenté de dégager, bien qu’elles méritent un examen plus approfondi que nous entendons poursuivre à l’avenir, puisent bien dans la logique industrielle du XIX° siècle et les avancées technologiques du XX° siècle, et non dans la tradition classique de la couleur de l’art et de la substance picturale pigmentaires. Elles sont bien les couleurs que pressentait Benjamin dès 1915 dans L’arc-en-ciel : chromolithographies, échantillons de couleur, décalcomanies, lanternes magiques, livres pour enfants…Avec sa volonté de développer une pensée de la couleur comme médium, et son rapport étroit au multicolore, comme base d’une philosophie de l’expérience, il a réussi à cerner les enjeux de la pratique de l’art. Ces couleurs marquent alors un spectre technique et scientifique qui trouve ses usages dans le monde en général et dans le monde de l’art en particulier, contribuant à sa difficile appréhension, son indiscernabilité, son inauthenticité artistique et sa capacité à l’ambivalence. Elles indiquent aussi la charge psychologique et sociologique inhérente à sa pratique démocratique comme aux discours et aux théories qu’elle a suscités, orientés comme remèdes ou comme poisons. Son utilisation généralisée à partir des années soixante va ainsi renforcer l’ambiguïté de la réception de la couleur, envisagée tantôt comme matériau, tantôt comme idée ou comme image, selon qu’elle est utilisée et théorisée dans une logique minimale, conceptuelle ou pop. Le multicolore cependant, comme spécificité d’un faire et d’un voir artistique susceptible à la fois de négocier avec le réel dans son ensemble et avec la spécificité de l’art, n’a pas trouvé la fortune critique et institutionnelle que les artistes qui oeuvraient à sa redéfinition, semblent pourtant lui avoir conféré. La peinture industrielle, les matériaux plastiques, l’impression en quadrichromie, le kodachrome et le technicolor, sont des techniques qui gardent une ambiguïté fondatrice de la perception et de la réception de l’art. C’est par les traductions qu’elles imposent et qui permettent de les sortir de leurs finalités usuelles, économiques et marchandes, que ces couleurs tentent de redistribuer les catégories et les pratiques. Elles ne parviennent jamais, du fait à la fois de leurs présences excessives dans le monde marchand et de leur tradition dans la science moderne de l’art, à questionner en tant que telle une pensée renouvelé de l’art. Comme on l’a montré en introduction, aucune discipline ne peut légitimer un rapport privilégié avec la couleur bien que chaque discipline pense avec légitimité la couleur. L’utilisation performative de cette couleur, dans le champ spécifique qui est celui de l’art, doit alors toujours montrer un rapport individuel au monde qui permette de penser et de pratiquer l’articulation de la spécificité du visible et du dicible de l’art dans le voir et le dire du monde. La plasticité de la couleur et de son discours doit alors, pour trouver dans l’art un mode d’être actif, s’articuler sur le dépassement de la tradition et sa cependant toujours permanence. C’est en cela que la logique picturale, quand bien même ses cadres ont été pulvérisés, reste, dans le multicolore, le référentiel. Le passage de la couleur de la peinture à l’huile et sa tradition pigmentaire à la couleur industrielle et commerciale correspond à ce que l’on pourrait qualifier alors de passage de la peinture au pictural.

Le pictural serait cette logique structurelle de la pratique et de la théorie de l’art qui permettrait la lecture du visible particulier qu’est l’art. Pour devenir art, le multicolore démocratique doit être en mouvement, se métamorphoser et exploser hors des cadres institutionnels tout en jouant avec son histoire et sa tradition. Il nécessite alors de mettre au jour une méthode de lecture complexe qui ne cesse de se dérober et de se reformer, ne se pense pas dans la logique du poison marchand ou du remède puriste mais dans la nécessaire articulation de leur ambiguïté et de leur ambivalence irrésoluble. La perte de l’aura de la couleur ne doit pas alors déboucher sur une restauration de la peinture comme cadre de son territoire légitime, ni sur une sortie hors de la peinture et de sa couleur comme logique d’une esthétique ouverte et pluraliste. Elle doit articuler au contraire tant la fin de la peinture et de sa tradition que sa reformation dans une sphère élargie, qui la pense en négativité, mais ne la supprime pas. Le passage alors de la peinture au pictural serait le mouvement de cette renégociation et le passage à un régime plus ouvert de l’art mais qui ne se voit et ne se dit que dans les cadres intellectuels qui permettent de l’appréhender.

V. CONCLUSIONS

La néo-avant-garde pop, minimale et conceptuelle, par l’exemple singulier de Warhol, Judd et Lewitt, a dégagé un nouveau rapport à la couleur et exploité des archives de la modernité qui rompaient avec la tradition picturale. Mais comme on l’a vu, cette explosion du cadre de la peinture s’est effectué dans un cadre référentiel justement pictural, un positionnement précis face à cette pratique qui définit un certain rapport à l’art en général. Dans cette double volonté, qui ouvre et les cadres de la peinture et les cadres de l’art, le multicolore semble avoir joué un rôle actif. Il permettait d’articuler, à la fois la volonté de théorie et de discursivité de l’art – le dicible de la couleur comme structurant sa pensée même – mais aussi le choix de rester dans un certain visible excessif comme spécificité de l’art. Le multicolore était le lieu de cette négociation. On a alors esquissé la place de Marcel Duchamp dans cette histoire et sa réévaluation à partir des années soixante qui amena la logique du « ready » et sa pensée dans une extension performative. Quelque chose d’un sentiment du « ready made », et de son extension dans le « ready say » et le « ready see » qui marque la coloration de la néo-avant-garde et l’horizon de la situation contemporaine. Cette pensée étendue et élargie du « ready » expose alors une vision renouvelée du temps et de l’espace de l’art et engage la pratique et la recherche artistique dans une négociation plus confuse avec le monde autre que celui de l’art, aussi bien dans ses formes que dans ses matériaux, sa pensée et sa réception.

Le « ready made » engagerait la logique productive à l’œuvre dans l’art minimal et dégagerait une conception de la couleur comme matériau. Le « ready say » traduirait la logique distributive de l’art conceptuel et une conception de la couleur comme idée. Le « ready see » penserait la logique de la consommation dans une conception de la couleur comme image. Cette pensée du déjà fait, déjà dit, déjà vu, engagerait l’art dans un dialogue avec la culture, l’industrie et l’administration pour une redéfinition de sa pratique et de sa recherche qui en redessine les frontières et agit à la fois pour un effacement de sa spécificité et sa reconfiguration dans un mode plus hétérodoxe et multiple. Cette histoire complexe, soumise à des négociations et des inclusions de plus en plus difficiles à percevoir, deviendra une sorte d’interpénétration progressive, dans un dialogue polyphonique, à partir des années soixante-dix. Une sorte de système normatif qui deviendra l’horizon critique de l’art contemporain et qu’il s’agira de penser dans la suite de la recherche. Dans le présent texte, Warhol, Judd et Lewitt, sont apparus comme des figures tutélaires de ces lignes de fond et m’ont servi d’étalon. Comme l’écrivait Heidegger « les penseurs qui font autorité donnent la mesure qui nous permet de mesurer ce qui en fait la nécessité ». Ainsi l’étude de leur rapport spécifique à la couleur m’a permis de situer le lieu du débat contemporain concernant ce sujet et une méthodologie à partir de laquelle le dicible de cette couleur, ailleurs, peut être écrit. Je pense ici à la pratique qui a émergé à partir des années quatre-vingt-dix et qui parvient à montrer l’interaction critique de ces trois mouvements historiques dans une pratique qui s’insère au croisement et négocie démocratiquement avec eux. La réflexion de ce texte s’est ouverte sur la remarque d’un travail de Liam Gillick, qui, je pense montre justement cette filiation du contemporain avec la néo-avant-garde. Le multicolore que j’ai dégagé dans cette histoire, semble alors être un horizon qui a permis d’œuvrer à la fois pour une explosion des cadres et des théologies modernes, une dislocation des médiums et de l’idéologie de l’autonomie, mais aussi pour la conservation de la ligne de fuite picturale, dans sa définition la plus fluide, comme catégorie difficilement évacuable de la pratique artistique.

Par l’étude de la couleur dans ce déplacement, on doit alors être conduit à repenser le pictural et le formalisme. Dans une définition ouverte et décentrée du débat de l’abstraction classique, on doit avancer vers une nouvelle topologie de la couleur qui permette de la sortir et de la science normative de la théorie et du subjectivisme expressionniste pour une pensée renouvelée de son statut et des discours qui la constituent. Entre un visible qui se dérobe à sa tradition et un dicible qui s’enrichit de l’ouverture disciplinaire, le champ intellectuel de la couleur en art doit trouver un lieu d’énonciation pertinent. Un discours et une pratique qui n’évacuent pas la position indiscernable, malléable et pourtant paradoxalement stable du pictural et du texte, et de sa structure parallèle couleur/écriture depuis Platon, qui fixe un seuil de négociation entre l’art et le langage, et marque la pensée de l’articulation et le processus bicéphale au cœur du processus de construction du mode d’être artistique et de son sens. Le mouvement de la peinture au pictural n’est pas alors un pictorialisme qui reprendrait à son compte, mais dans des mediums autres, l’histoire et la tradition de l’image peinte. Il faut le concevoir comme un mouvement dialectique, qui s’opère à l’intérieur d’un glissement plus large de la structure. Dans le passage des beaux-arts à l’art puis à la culture visuelle, une métamorphose s’accomplit, entre la destruction et la reconstruction, c’est-à-dire entre l’explosion fondatrice et la reformation nécessaire. Julia Kristeva écrivait la couleur comme ce qui, déjà dans la peinture de la Renaissance de Giotto, avait permis la sortie de l’art hors de son récit et de sa représentation classique. Mais cette déconstruction esthétique n’affirma pas alors la fin de l’art — seulement la fin d’un de ses lieux d’apparition et d’énonciation et la refondation d’un nouveau centre de gravité recomposé avec les morceaux du système qui venait d’éclater. C’est bien alors un processus de travail de la forme, entre sa dissolution et sa permanence, qui s’engage ici et dans lequel la pratique visuelle qu’est l’art ne peut se défaire si facilement. Et plus il y a de fragments et de processus d’explosions — ce que j’ai défini par la logique du parapluie et de la clef — plus alors les reconfigurations et les formes qu’elles peuvent prendre se densifient.

Les archives que j’ai convoquées, la logique du producteur dans la « couleur-matériau », celle du distributeur dans la « couleur-idée » et celle du consommateur dans la « couleur-image », installent alors aussi la logique marchande au cœur de cette redéfinition, la couleur de la néo-avant-garde trouvant sa généalogie dans les développements techniques de la société capitaliste avancée et du contrat entre artistes, institutions et publics qui la soutient. Une économie politique unifiée vient ainsi à la surface, reflet de la structure de la gouvernance internationale qui puise son mode d’existence dans la pensée complexe du libéralisme et la catégorie de modernité qui lui est contemporaine. L’art n’est plus autonome, il est inclus dans la culture visuelle élargie qui se comprend alors dans la logique du développement libéral et capitaliste dans laquelle nos sociétés sont organisées. Cette histoire travaille la dimension critique de la théorie moderne, et pour la couleur, encore une fois, elle permet de comprendre le système de valeurs auxquelles elle se rattache et son inscription fondamentale dans la construction des relations sociales. Celles-là même qui construisent le culturel et les structures du savoir et du pouvoir qu’il concentre. La question de la couleur installe ainsi en creux la question cruciale de l’articulation entre une abstraction universaliste et une abstraction relativiste, et l’inscription de la pratique de la couleur comme le lieu de la négociation entre ces identités. Ce que j’ai identifié comme la volonté de subjectivisation de la théorie par la pratique, mais aussi un retour de la pensée abstraite enrichie par cette pratique individuelle. Entre ce que l’on pourrait appeler, en termes politiques, une pensée de la vernacularisation enrichie par celle de la cosmopolitisation. C’est-à-dire ni une crispation identitaire — en art la pensée du médium — ni une volonté totalisante — l’art n’aurait aucune spécificité. Plutôt une lecture qui conçoit l’abstraction au cœur des pratiques individuelles et en retour aussi le processus de subjectivisation à l’œuvre dans la construction théorique systématisante. Penser la construction de l’art comme une sortie hors de ses limites rendue possible par la permanence de sa pensée. C’est-à-dire un déplacement toujours plus différencié de ses frontières grâce à une concentration sur des invariants au cœur de cette différentiation. Exploiter alors les possibilités des significations avant la construction du sens.

Il se dégage alors une méthode interdisciplinaire où la pensée de l’art ne peut se saisir que dans un réseau plus vaste et différencié, dialoguant avec l’histoire, l’anthropologie, la science, la sociologie. Une étude de la couleur doit circuler et comprendre les structures interconnectées qui régissent notre expérience et notre connaissance de cet objet si difficilement cernable. Qu’est-ce que la couleur de l’art ? où est-elle, comment est-elle, pourquoi est-elle et avec qui? Cette question n’appelle pas une réponse mais une multitude de lieux et de parcours possibles. Dans un monde différencié et unifié tout à la fois, c’est le mouvement de saisie entre la macro et la micro structure qui permet de ressaisir une signification. Ici entre la philosophie platonicienne qui fixe une abstraction fondatrice de la pensée européenne et qui se poursuit métamorphosée dans l’espace-temps de l’art et l’analyse de ce lieu métamorphosé toujours à traduire et à renouveler dans le contemporain de son énonciation.


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